Tué vendredi à l’aéroport de Bagdad par une frappe de drone américaine, le général iranien Qassem Soleimani était l’un des plus hauts gradés dans la hiérarchie militaire iranienne. Son assassinat, hautement symbolique, fait craindre l’escalade dans la région.
Le général Qassem Soleimani, 62 ans, commandait depuis tout juste vingt ans Al-Qods (Jérusalem, en arabe et persan), prestigieuse unité des forces spéciales des Gardiens de la révolution en charge des opérations extérieures, créée par l’ayatollah Khomeini.
Washington a éliminé une figure charismatique
Pour ses hommes, c’était une idole, un mythe en action. Mais son aura rayonnait bien au-delà des armées. Elle était telle que le Guide suprême de la révolution iranienne, Ali Khamenei, l’avait surnommé « le martyr vivant » de la révolution. Moins médiatiquement exposé qu’un Hassan Nasrallah, puissant chef du Hezbollah libanais, il était pourtant l’un des visages de la République islamique dont il a épousé la cause.
Selon une étude publiée en 2018 par IranPoll et l’université de Maryland et citée par Didier Billion ce vendredi midi sur RFI, 83 % des Iraniens interrogés avaient une opinion favorable de Soleimani, préféré au président Hassan Rohani, modéré, ou au ministre des Affaires étrangères Javad Zarif, fin diplomate.
« Pour comprendre la popularité de Soleimani en Iran, il faut savoir que beaucoup dans le pays le perçoivent comme celui qui a vaincu l’État islamique en Syrie et en Irak et ainsi défendu le territoire national iranien », analyse le chercheur Vincent Eiffling, contacté par le JDD. Adoubé par une large fange de la population, il était même une star sur le réseau social Instagram.
Pour le journaliste américain Yashar Ali, éliminer un tel personnage revient à commander un double assassinat : celui d’un chef – terroriste, selon Washington – et celui d’un quasi chef d’État.
C’est sur son premier champ de bataille, l’Irak, que la vie de Souleimani s’est brutalement arrêtée. Comme beaucoup d’officiers de sa génération, l’enfant du Kerman, région montagneuse et agricole où, issu d’un milieu modeste, il avait commencé à travailler jeune, Soleimani avait fait ses armes durant la guerre déclenchée par l’Irak limitrophe, de 1980 à 1988. Au front, il avait participé à des opérations de reconnaissance derrière les lignes ennemies.
Soleimani était le stratège de la puissance iranienne au Moyen-Orient
Ses actes de bravoure façonnent son aura autant que sa longue carrière qui n’a cessé de briller jusqu’à la frappe de drone qui lui a coûté la vie ce vendredi. C’est aussi pendant ces années que se forge sa profonde hostilité idéologique envers les puissances occidentales qui soutiennent alors le dictateur irakien Saddam Hussein.
Montant rapidement les échelons, Soleimani enchaîne les manœuvres, avec un activisme forcené, sur tous les théâtres d’opérations : l’Afghanistan des années 2000, le Liban de 2006, le Yémen, la Syrie dès 2011 – il conseille l’indéfectible allié Bachar el-Assad et ses soutiens russes et pousse Moscou à s’engager. À la tête de plusieurs milliers de miliciens, Soleimani permet à Damas de contenir le mouvement révolutionnaire débordé par les jihadistes.
Sa mission : faire grandir l’influence de l’Iran dans la région. Ses moyens : la constellation structurée de milices chiites armées au service de Téhéran dont il est le grand ordonnateur, en Irak comme au Liban et ailleurs.
Son talent de tacticien est admiré par ses alliés et reconnu par ses ennemis. À différents moments, la realpolitik complexe de la région a amené cet homme, certes pieux mais aussi pragmatique, à opérer des alliances de circonstances avec son pire ennemi, le « Grand Satan » américain. À l’aube des années 2000, par exemple, lorsqu’il œuvre pour fournir aux Américains du renseignement afin de combattre les talibans, fondamentalistes sunnites, en Afghanistan. Un rapprochement qui prend fin peu après l’arrivée des troupes américaines à Kaboul.
Avec le temps, Soleimani avait endossé une chasuble plus politique, devenant un artisan incontournable de la diplomatie offensive persane. Il était notamment un interlocuteur de premier plan pour la formation du futur gouvernement irakien. Proche du Guide suprême Ali Khamenei – lequel appelle désormais à le venger –, il était partisan d’une ligne dure, contrairement au président Rohani, jugé indolent. Des rumeurs l’avaient même imaginé comme successeur de ce dernier, mais il y avait coupé court, en réaffirmant son unique vocation de l’uniforme.
Considéré comme un homme clé, irremplaçable dans la pyramide iranienne, Soleimani est tout de même succédé par son adjoint, le brigadier général Esmaïl Qaani.
Soleimani bête noire des Américains, responsable de la mort et des blessures de « milliers de soldats américains »
Cible privilégiée de différentes puissances étrangères, à commencer par Israël, il échappe à plusieurs tentatives d’assassinat, ce qui, comme Arafat en d’autres temps, contribue à consolider sa stature, proportionnellement inversée à sa taille. Selon Washington, Qassem Soleimani avait tué ou gravement blessé des milliers de soldats américains ou de la coalition depuis l’invasion de l’Irak en 2003. Vendredi matin, le secrétaire d’État américain Mike Pompeo a assuré que Soleimani préparait une « action d’envergure » menaçant des « centaines de vies américaines ».
Pour Donald Trump, Soleimani aurait dû être tué « il y a des années ». C’est d’ailleurs le président américain en personne qui a ordonné le raid aérien contre le convoi du général iranien et du numéro deux des Hachd al-Chaabi, Abou Medhi al-Mouhandis. Tous deux se trouvaient dans la même voiture.
Donald Trump, en campagne, s’affirme en commander in chief
L’attaque américaine apparaît comme une frappe ciblée et non, du moins formellement, une déclaration de guerre, quand bien même Téhéran le prendrait comme tel. Le président américain, commander in chief, pouvait se passer d’un accord du Congrès.
Cet assassinat est le dernier acte de l’escalade en cours entre les États-Unis et l’Iran depuis l’élection de Donald Trump puis la sortie de l’accord sur le nucléaire avec Téhéran. Escalade devenue violente avec l’attaque à la rocket d’une base militaire américaine la semaine dernière par les Brigades du Hezbollah en Irak, la rétorsion américaine par des frappes meurtrières contre cette même faction paramilitaire, des manifestations puis l’assaut de l’ambassade américaine à Bagdad par ce même Hachd el-Chaabi et ses partisans.
La décision de frapper aussi fort ne peut être décorélée du contexte politique interne aux États-Unis et à la situation personnelle de Donald Trump. Empêtré dans une procédure en destitution, il tentera, dans moins d’un an, de se faire réélire pour un second mandat. Pour cela, il use d’une stratégie électoraliste classique en « jouant » sur la corde patriotique du peuple américain qu’il embrasse sous la bannière étoilée en pointant l’ennemi lointain, qu’il désigne comme le premier danger de ses intérêts.
« Il reprend la stratégie de Ronald Reagan en 1984, en disant : ‘Je suis l’Amérique, et tous ceux qui sont contre moi sont contre les États-Unis’. Il essaie d’installer le clivage entre le parti américain et le parti non-américain », estime Corentin Sellin, spécialiste des États-Unis, interviewé par Le Parisien.
Donald Trump tente bien un coup politique, quitte à faire basculer la région dans le précipice au bord duquel elle est déjà très dangereusement penchée. Comme le rappelle le New York Times, George W. Bush et Barack Obama avaient refusé d’ordonner un tel assassinat ciblé, parce qu’ils craignaient que cette action ne mène à une déflagration entre les États-Unis et l’Iran.
Si les appels à la retenue se multiplient, y compris en Irak par le Premier ministre démissionnaire ou, plus notablement, par la voix de l’ayatollah Ali Al-Sistani, figure irakienne extrêmement respectée et écoutée au sein de l’islam chiite majoritaire en Irak, l’assassinat ciblé du général Soleimani engendrera très vite des conséquences dont l’échelle est, de l’avis de nombreux observateurs, incalculable.