La présidente du jury de la dernière promotion de l’École nationale d’administration (Ena) regrette la «faible culture industrielle» des candidats à la haute fonction publique.

Pour la première fois, c’est une femme issue du monde de l’entreprise qui a été choisie pour présider le jury du concours d’entrée à l’école nationale d’administration (Ena) cette année: Isabel Marey-Semper, ancienne directrice financière et de la stratégie de Psa-Peugeot-Citroën. Et ce choix novateur n’a pas été sans conséquence. Dans le traditionnel rapport des jurys de concours de l’Ena, qui dresse un portrait-robot des élèves admis en décembre 2019, la présidente a entre autres épinglé «la méconnaissance par les candidats de la vie des entreprises, de ce qu’est un modèle économique, la faible culture industrielle et microéconomique, la compréhension parfois trop partielle des enjeux géo-politico-économiques mondiaux».

«Environnement social hostile aux élites»

Le constat de base de ce rapport d’Isabel Mareey-Smper est pourtant plus éloquent: malgré une année critique pour l’image de la fonction publique «dans un environnement social hostile aux élites», l’ENA attire toujours autant, que ce soit via le concours externe réservé aux jeunes diplômés, ou les trois autres concours réservés aux salariés du privé, aux agents publics et aux docteurs. Ainsi en 2019, ils étaient 1501 candidats à l’Ena pour 82 admis, un chiffre comparable à la moyenne des neuf dernières années (1524). Mais, la présidente du jury a surtout choisi cette année de souligner la méconnaissance de l’industrie et de l’environnement microéconomique des candidats. Plus étonnant encore, la présidente note que «chez de nombreux candidats et candidates, les entreprises sont considérées exclusivement comme une source de financement de l’action de l’État par les recettes fiscales». Et de poursuivre en rappelant que «La République sociale est pérenne uniquement dans un pays qui créé de l’activité, dans une France en expansion, une France qui rayonne dans le monde. L’action des futurs hauts fonctionnaires devra viser à faire se développer davantage d’activité humaine, à «augmenter la taille du gâteau», pour parler trivialement, et donc à s’appuyer sur le monde économique et le secteur privé pour cela».

Disparités sociales

Parmi les 83 admis*, la présidente du jury note une disparité sociale et géographique importante, avec 45 d’entre eux nés en province, 35 en Île-de-France et 2 à l’étranger; 11 qui ont réalisé une partie de leur scolarité en zone ou réseau d’éducation prioritaire et 30 anciens boursiers de l’enseignement supérieur. Ces chiffres témoignent d’une bonne «diversité de personnalités», selon Isabel Marey-Semper, «sous réserve que ces futurs hauts fonctionnaires conservent leur originalité et ce qui nourrit leurs différences» dans leurs futurs postes. Ici, la présidente du jury critique le classement de sortie de l’Ena, qui «va à l’encontre de cet objectif de coopération puisqu’il induit une concurrence entre élèves». Et la présidente du jury d’appeler à une plus grande prise en considération des caractéristiques de chaque élève «en se fondant sur un recrutement par les compétences et le potentiel de développement, correspondant aux enjeux des postes à pourvoir, en dehors des stricts classements». «Comment une personne âgée de 40 ans ayant 15 ans d’expérience professionnelle peut-elle être affectée au même poste qu’une autre de 25 ans issue d’un parcours encore très académique?» se questionne Isabel Marey-Semper.

Loin de la parité

Comme chaque année, la parité n’est pas respectée avec 29 femmes admises pour 53 hommes. «Le jury d’entretien a observé, par ailleurs, que nombre de candidates pourtant motivées et au parcours très riche se montraient réservées, voire en retrait, confirmant les différences connues de comportement entre les femmes et les hommes et une forme d’autocensure, bien présente, sans doute, déjà bien en amont des concours», note encore la présidente du jury. Le nouveau concours d’entrée créé en 2019 réservé aux titulaires d’un doctorat en sciences a ouvert trois places cette année. La présidente a noté un niveau «très hétérogène» des candidats à l’épreuve écrite qui peut s’expliquer par «la relative simplicité» de l’épreuve «qui ne demandait pas de préparation spécifique et a engendré une forte participation». La présidente du jury appelle donc à «revoir ces épreuves pour rendre le vivier de candidatures plus homogènes» et vise «une cible de 20 % des postes de la haute fonction publique occupés par des personnes diplômées d’un doctorat, soit une quinzaine de postes», contre trois aujourd’hui.

*Statistiques sur 82 élèves, l’un ayant démissionné pour raisons personnelles

ENA : GRANDE ÉCOLE, GROS GÂCHIS !

Cette École nationale d’administration qui fait rêver tant d’étudiants, cette institution qui produit des ministres, des Pdg et des présidents français semble en réalité cumuler les incompétences et les gaspillages. Un ancien élève, Olivier Saby, révèle ses incohérences dans un livre qui va faire scandale, et d’anciens énarques répondent. L’Ena, elle, n’a pas souhaité s’exprimer.

Plus qu’une école, c’est une institution. En soixante-sept ans d’existence, l’École nationale d’administration a formé trois présidents de la République (Valéry Giscard d’Estaing, Jacques Chirac et François Hollande), sept chefs de gouvernement et quatre des 38 ministres du gouvernement Ayrault II. Son concours d’entrée, légendaire, est une épreuve. Des 1 578 inscrits cette année pour les examens (d’août à novembre), seuls 80 seront admis en décembre. Mais une fois les portes strasbourgeoises de l’école franchies (le siège est en Alsace et une antenne existe encore à Paris), une autre bataille s’engage. L’objectif : «sortir dans la botte». Comprendre : finir dans les quinze premières places du classement établi à la fin des vingt-sept mois de scolarité. Celles qui ouvrent la porte aux postes les mieux payés et les plus prestigieux de la fonction publique, ceux des trois grands corps : Conseil d’État, Inspection générale des finances et Cour des comptes. Pour tous, le classement devient une obsession. Discipline de fer et bachotage intensif sont de rigueur pour caresser l’espoir de la réussite. Pendant deux ans, chaque étape de la formation -travail de synthèse, seul ou en groupe, stage en ambassade ou dans une institution européenne ou internationale, stage en préfecture ou dans une administration ­territoriale, stage en entreprise- est validée par une note prise en compte dans le classement final. Le droit à l’erreur n’existe pas.

«Une machine à classer qui renforce les corporatismes»

Créée en 1945 par le général de Gaulle pour former des hauts fonctionnaires polyvalents, l’Ena est à la fois admirée (symbole de la méritocratie républicaine) et conspuée (système de reproduction des élites). Des voix se sont élevées contre les travers de cette institution. En 1967, le brûlot «L’énarchie ou les mandarins de la société bourgeoise», publié sous le pseudonyme de Jacques Mandrin (alias Jean-Pierre Chevènement, Dominique Mochane et Alain Gomez, tous trois anciens élèves) la met déjà en cause. Les « énarques » ­occupent les postes clés de la vie administrative, politique et économique française. Ce qui n’empêche pas les jeunes diplômés de se révéler critiques. Presque toutes les promotions, depuis quarante ans, ont protesté, plus ou moins officiellement, contre les aberrations de ce système, qui conduit à déterminer le parcours professionnel de toute une vie à partir d’un seul classement. En 2001, la promotion Mandela a même lancé une pétition (signée par 96 des 103 élèves) dénonçant le «gâchis humain», la «médiocrité» de la formation et une institution devenue «une machine à classer» qui «renforce les corporatismes». Quelques grandes figures issues de la prestigieuse maison -Jean-Pierre Chevènement, Laurent Fabius et Jacques Attali, par exemple-, prônent la suppression de l’école. En 2008, le président de la République, Nicolas Sarkozy, avait promis une réforme et remis en cause le principe même du classement de sortie. En vain.