La Chine serait tentée, avec le désastre sanitaire qui secoue le monde depuis plusieurs mois et qui l’a grandement affaiblie, de réduire à grande échelle ses investissements et engagements en Afrique. Ses partenaires du continent en souffriraient certes, mais des opportunités d’émancipation s’ouvrent dans tous les cas pour ceux d’entre eux qui oseront prendre des risques.
L’apparition
brutale du coronavirus en Chine, son développement fulgurant et sa dispersion
dans plus de cent pays à travers le monde ne restera pas sans conséquence
sur les économies car la Chine est au cœur des chaînes d’approvisionnement. Très
lié à l’Afrique, l’Empire du Milieu pourra-t-il continuer (sans les
restreindre) ses gros investissements économiques et financiers sur le
continent ? Se relèvera-t-il d’une crise sanitaire contre laquelle il aura
dépensé au bas mot 14 milliards d’euros selon son vice-ministre des
Finances ? En termes d’impact pour
l’Afrique, les experts commencent à scruter un horizon que tous ne perçoivent
pas de la même manière. Selon le chercheur Cheikh Mbacké Sène, expert en
intelligence économique et conseiller d’entreprise, il y a certes craintes mais
elles doivent être mesurées. «L’impact
de l’épidémie sera naturellement drastique pour les pays africains puisque les
volumes d’échanges entre la Chine et l’Afrique ont atteint près de 206
milliards de dollars en fin 2019. Et ces dernières années, on avait noté une
croissance annuelle moyenne de 17% s’expliquant par la dynamique de
consolidation et de renforcement de la coopération bilatérale. Un
redimensionnement du niveau de ces échanges me paraît plus que probable», a-t-il affirmé
dans un entretien à Sputnik.
«Retombées
probablement graves et durables»
Dans
une étude publiée par «The Institute for Security Studies » (ISS)
d’Afrique du Sud, Ronak Gopaldas, consultant et directeur de «Signal Risk» va
plus loin et prévoit des lendemains difficiles pour certains des pays ayant de
fortes relations d’affaires avec la Chine. «Les retombées économiques
pour le continent seront probablement graves et durables. Nombre de ses pays
sont fortement dépendants des exportations de matières premières vers la Chine,
ont des bilans souverains relativement faibles, sont lourdement endettés et ont
des devises volatiles, parmi de nombreuses autres fragilités extérieures.» Les secteurs minier et pétrolier africains devraient
fortement souffrir de la «récession» d’une économie chinoise frappée de plein
fouet par le coronavirus et auparavant affaiblie par les conséquences de la
guerre commerciale ouverte et entretenue par les Etats-Unis. «Le prix du pétrole subit
une baisse de 30%, ce qui est une très mauvaise nouvelle pour des pays
producteurs comme le Nigeria, l’Angola, l’Algérie, le Gabon ou encore le
Congo-Brazzaville», remarque le Dr Cheikh Ahmed Bamba Diagne,
enseignant-chercheur à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar et directeur
scientifique du Laboratoire de recherche économique et monétaire (LAREM),
interrogé par Sputnik. Pour la première fois depuis la guerre du Golfe de 1991,
le pétrole n’avait autant baissé sur une journée avec un baril à moins de 35
dollars.
Des prix de matières premières en chute libre
Le tableau des difficultés africaines est plus que sombre, insiste
le Dr Diagne. Si
grâce aux achats massifs de négociants chinois qui parcourent les zones rurales le Sénégal a
pu exporter ses dizaines de milliers de tonnes d’arachides avant la
médiatisation de l’apparition brutale du virus à Wuhan, il n’en est pas de même
pour d’autres pays du continent impuissants face à la machine grippée des
échanges avec l’Empire du Milieu.«L’Afrique du Sud, la
Guinée, le Nigeria et la Mauritanie ont vu le cours du minerai de fer plonger
de 15%. Les prix de l’huile de palme et du café reculent et impactent
directement la Côte d’Ivoire et le Cameroun. Quant à la RD Congo, la Zambie et
l’Ouganda, ils peinent à écouler leurs stocks de cuivre, tandis que le nickel
malgache ou sud-africain s’entasse en attendant la réouverture des usines
chinoises», soutient l’enseignant-chercheur. Pour tous ces pays, les tensions budgétaires sont la
prochaine étape pour combler le manque à gagner imputable aux difficultés
chinoises, avec des marges de manœuvres faibles ou introuvables. «Plus d’un cinquième,
exactement 20,3%, des ressources énergétiques produites sur la planète
(charbon, pétrole, gaz, électricité sont consommées par la Chine», rappelle Cheikh
Mbacké Sène. Une «gourmandise
énergivore» bienvenue pour des pays qui en tirent un équivalent précieux en
termes de revenus monétaires et financiers. Il va falloir trouver des
solutions, préconise Ronak Gopaldas. Et de signaler : «La
plupart des pays africains ont des assiettes fiscales étroites, des mécanismes
de collecte d’impôts faibles et une forte dépendance provenant des produits de
base. D’où une pression attendue sur des ressources déjà limitées.»
Sortir de la
dépendance et inverser la tendance
Dans un contexte mondial où les prévisions de croissance sont
en chute libre, accélérées par la crise sanitaire du Covid-19, l’Afrique ne
semble pas démunie si elle se met en capacité de procéder
aux réformes indispensables à son émergence, analyse Mbaye
Sylla Khouma, économiste et ingénieur d’agronomie tropicale. «La Chine qui compte pour
4700 milliards de dollars des échanges mondiaux voit ses exportations chuter de
20%. La Zone économique spéciale de Shenzhen et ses 4000 entreprises vacille et
va devoir délocaliser sa production industrielle en la redistribuant dans
différents centres. Des pays comme l’Ethiopie vont en profiter…» Sur un autre plan, Dr Cheikh Ahmed Bamba Diagne est
convaincu que les «malheurs» actuels de la Chine ouvrent des opportunités aux
pays africains. «Aujourd’hui, 30% des
produits importés de Chine en Afrique sont des biens de consommation fabriqués
à partir de matières premières africaines.» D’où la nécessité pour les pays africains d’inverser
la tendance en faisant en sorte d’intégrer le cercle des pays créateurs de
produits finis pour sortir de la dépendance. Ce serait sans doute le plus grand
service que le coronavirus aura rendu à cette Afrique avide de s’émanciper de
certaines contingences qui plombent son développement.
Revoir le fragile modèle économique qui perpétue notre
dépendance
D’une manière ou d’une autre, la Chine va sortir de cette crise sanitaire qui lui aura coûté cher à tous les niveaux de son organisation économique et financière. Elle va sans doute partir à la reconquête de ses marchés extérieurs durement touchés par une rupture momentanée des chaînes d’approvisionnement qu’elle a bâties depuis plusieurs décennies avec le reste du monde. Face à cette perspective, il est indispensable que les pays africains qui sont ses partenaires tirent les leçons de l’impact du Covid-19. «Demain, un phénomène encore plus violent et plus handicapant que le coronavirus pourrait surgir et entraîner des bouleversements encore plus inquiétants pour les économies africaines. A travers des réflexions stratégiques poussées, il nous faut donc revoir ce modèle économique fragile qui perpétue notre dépendance à l’égard de la Chine, par exemple pour éviter des ruptures de stocks. D’où l’intérêt de favoriser sur le continent l’émergence de zones industrielles et de zones économiques spéciales capables d’accueillir une partie de la production mondiale que les Chinois ne peuvent plus soutenir en raison de la hausse du coût de la main d’œuvre en Chine même», préconise l’économiste Mbaye Sylla Khouma.