La multinationale française Auchan intègre progressivement les mœurs des Sénégalais, mais attention à la percée d’EDK. La trouvaille d’El Hadji Demba Kâ, un émigré qui a fait fortune aux Etats-Unis, consiste à offrir des produits «Made in Sénégal» à bon marché dans un environnement local. Il tisse tranquillement sa toile, sans tambour ni trompette, menaçant l’hégémonie du géant hexagonal qui a noyé Carrefour, Exclusive… Quand Auchan commençait son expansion au Sénégal, commerçants, industriels, société civile, tous s’étaient levés comme un seul homme pour dire non à une «concurrence déloyale» qui risquait de faire beaucoup de mal aux producteurs et commerçants locaux.

GRANDE DISTRIBUTION, SOURCE DE NOMBREUX EMPLOIS !

Un vent de révolte qui a sans doute fini par s’estomper. Pour cause, installé au Sénégal en 2015, Auchan compte désormais 31 points de vente dans le pays. Pendant que les contestataires sillonnaient le pays pour dénoncer cette mainmise, un opérateur économique du nom de Demba Kâ tissait tranquillement sa toile. En plus de ses supermarchés déjà installés dans ses stations EDK, le patron du groupe est entré dans le secteur de la grande distribution, en lançant une grande boutique sur fonds propres. On parle de 38 points au niveau national. «L’objectif est d’en faire une véritable chaîne de distribution qui va employer des milliers de compatriotes et proposer des produits de choix à des prix extrêmement compétitifs», avait-il dit lors de la cérémonie qui avait regroupé toutes les sensibilités de la société sénégalaise. Mais, son objectif rappelle à bien des égards celui du président du groupe Auchan. «Grâce aux nombreuses ramifications industrielles potentielles, la grande distribution peut être aussi source de nombreux emplois. On profite aussi beaucoup à l’économie sénégalaise, en payant la TVA, les divers impôts ainsi que les droits de douane. Cet argent peut aider à construire des écoles et des hôpitaux, ce que ne fait pas l’économie informelle. En forgeant de nouvelles habitudes, on oblige les autres à s’adapter», plaidait Laurent Leclerc, directeur général d’Auchan Sénégal.

L’ARGUMENT MASSUE DU CONSOMMER LOCAL

Dans leur bataille contre la sur-domination d’Auchan, les commerçants nationaux mettaient en exergue ses conséquences négatives sur l’économie locale. Une brèche dans laquelle se sont engouffrés les deux plus grands concurrents sur le marché sénégalais des chaînes de distribution. Selon les services de communication d’Auchan, 500 fournisseurs sénégalais travaillent avec le groupe français, pendant que 60% des produits commercialisés sont des produits locaux. Des chiffres auxquels viendront s’ajouter les « filières agricoles responsables » que le groupe compte lancer incessamment. Arrivés sur le marché sénégalais en fin 2019, les magasins Supeco ne comptent que trois points de vente tandis que Carrefour n’en a qu’un seul. Mais, l’argument mis en avant reste le même ; «Nous comptons valoriser les producteurs locaux». Pour Khadidiatou Sylla, consultante en commerce international, la fibre patriotique peut peser lourd sur la balance. Cependant, dit-elle, il faudrait d’abord que les forces soient à peu près égales. «Auchan a pris de l’avance sur la concurrence et il sera très difficile de le rattraper. Par contre, il est possible de lui grignoter quelques parts de marchés », analyse-t-elle.

EDK, UNE BELLE APPROCHE SOCIOLOGIQUE

S’il est vrai qu’Auchan a pris de l’avance sur le nombre de magasins ouverts, EDK a un argument de taille à faire valoir. «Si je suis en voyage et que je dois faire une pause, il est plus simple de le faire dans une station EDK. Le décor nous parle et parle à nos clients. Sur une même station, ils peuvent se restaurer, se reposer et prier», explique Mamoudou Wane, chauffeur d’un bus ralliant Dakar à Ourossogui. Pour Khadidiatou Sylla, consultante en commerce international, c’est un élément à ne pas négliger dans un pays où les gens tiennent beaucoup au respect des cinq prières. «C’est une approche qui colle à la sociologie des Sénégalais. Mais le coup est également commercial. De la même manière qu’on peut tout trouver dans un magasin Auchan, celui qui voyage peut trouver tout ce dont il a besoin pour une pause. S’il prie, c’est peut-être gratuit, après, il fait forcément un tour dans la boutique, le chauffeur refait le plein de carburant», analyse-t-elle.

LA COVID-19, OPPORTUNITÉ POUR LES GRANDES SURFACES ?

De longues files indiennes, des grandes surfaces prises d’assaut en plein cœur de la banlieue, c’est pourtant le décor qu’offrent les magasins Auchan durant le mois de Ramadan. Ils ont été pris d’assaut par les consommateurs. Ils ne sont plus l’apanage des personnes aisées. L’achat dans les grandes surfaces est démocratisé. « L’avantage, c’est qu’on trouve tout ce dont on a besoin dans un seul endroit, mais à des prix compétitifs », explique Lamine Diop, gérant d’une boutique multi-services. De nature très conservateur, Ibrahima Cissokho, père de famille, refusait de suivre la mouvance vers les grandes surfaces. Mais la Covid19 lui a fait changer d’avis. « Il était devenu risqué d’aller dans les marchés classiques. Mais j’avoue que j’ai beaucoup apprécié le service », reconnaît-il. Cependant, s’il a un regret, c’est celui de « faire les affaires d’opérateurs économiques étrangers. « J’aurais bien aimé que ça soit un Sénégalais qui possède tous ces magasins. Mais dommage, nos commerçants sont plus dans l’informel », regrette-t-il. Pour cet employé du groupe Auchan, aussi incroyable que cela puisse paraître, la crise du coronavirus a fait exploser l’activité. En effet, dit-il, même les effectifs ont été augmentés. « Cela s’explique peut-être par le fait que les Sénégalais avaient peur des marchés. Je n’ai pas accès aux chiffres, mais je puis vous assurer qu’ils ont plus que doublé », dit-il, sous l’anonymat.

LA MENACE DU SYNDROME CITYDIA ?

Alors qu’elle faisait son bonhomme de chemin, avec pas moins de neuf supermarchés dans la région de Dakar, la marque Citydia tombait dans l’escarcelle du groupe Auchan. Un rachat qui a contribué au renforcement du déploiement de la marque française. Même si le montant de la transaction n’a pas été dévoilée, d’aucuns estiment qu’il n’est pas loin de la dizaine de milliards de francs cfa. Le Groupe EDK peut-il y échapper ? Si l’ambition est de continuer son expansion, l’histoire des rachats absorptions récents font craindre tous les scénarios. Selon ce membre du Conseil national du patronat(Cnp), il s’agit d’affaires. « C’est celui qui investit son argent qui décide des opportunités à saisir. Les stations Touba Oil par exemple, elles étaient situées dans des zones stratégiques, mais quand le propriétaire a vu que la concurrence de Total allait être féroce, il a tout de suite trouvé la bonne formule. Donc rien n’est à exclure », analyse-t-il.

DEMBA KA, UN HOMME DE L’OMBRE

Ni télé, ni journaux, Demba Kâ, le patron des Etablissements Demba Kâ est un opérateur économique assez atypique. Sur internet, peu d’informations sont disponibles sur lui. Il n’aime pas qu’on parle de lui, souffle un proche. Mais ce qu’on sait de celui qui a vécu pendant une décennie aux Etats-Unis, c’est qu’il est très social. Il n’a pas de sens interdit dans les familles religieuses, ni dans le milieu sportif ou culturel. Les inaugurations de ses nouvelles stations sonnent très souvent comme une représentation du Sénégal en miniature. Elevé au titre de chevalier de l’Ordre national du Lion par le président de la République Macky Sall, le natif de Louga est décrit comme un visionnaire, un manager doté d’un haut sens de l’écoute, capable de s’entourer de ressources humaines de qualité. Proche de sa famille, il est doté de ce flair qui fait les grands hommes d’affaires. Si malgré la notoriété et le prestige de son groupe, Demba Kâ continue de rester discret, la raison est à chercher dans son éducation. « Il est issu d’une famille d’érudits. Son éducation fait qu’il est toujours resté sobre et très proche de sa famille », témoigne un proche, sous le couvert de l’anonymat.

MOUDJTABA KANE, CONSULTANT EN MARKETING : «IL SERA DIFFICILE POUR EDK DE BOUSCULER AUCHAN»

Des installations jusqu’en plein cœur de la banlieue, Auchan a eu le mérite de démocratiser l’accès aux grandes surfaces. Un marché qu’il domine de main de maître. Selon Mouhamed Moudjtaba Kane, Expert international en marketing, Auchan a l’avantage de comprendre la clientèle urbaine, d’avoir une longue expérience de la distribution, une importante capacité financière et une couverture rapide des grands centres urbains avec plusieurs points de vente, et enfin un large réseau de fournisseurs. En effet, estime-t-il, Auchan a ratissé large, en proposant un assortiment large et peu profond, destiné à toutes les catégories sociales. «A côté de ces choix stratégiques, Auchan Sénégal a rapidement gagné le combat de la couverture géographique de la clientèle, en préemptant l’occupation de plusieurs points de vente dans les quartiers aussi bien populaires que privilégiés. Un aspect déterminant de la distribution est la puissance du réseau, le nombre de points de vente. La distribution est une affaire de proximité. C’est pourquoi il sera difficile pour EDKde bousculer Auchan », explique-t-il. Face à ce mastodonte, explique notre consultant, EDK cherche à se positionner comme le leader sénégalais de la distribution. Selon lui, avant même d’élargir son activité, EDK s’était déjà positionné comme un distributeur du terroir, sensible à la promotion de l’économie locale. « Ce qui lui a valu un grand succès », explique M. Kane. Cependant, il estime que pour un réseau de distribution alimentaire majeur, EDK devra se doter de la capacité d’atteindre l’envergure d’Auchan au Sénégal. Au-delà des forces d’Auchan, dit-il, EDK devra combattre sur l’offre locale. « Il serait heureux que EDK s’associe avec les majors de la distribution indépendante au Sénégal ». Parce que, estime-t-il, elle a une excellente opportunité d’être la première entreprise sénégalaise à se positionner durablement sur le segment du commerce moderne.