LA VIE, UNE ROUTE QUI DURE UNE JOURNÉE !
«Dans ce pays, ceux qui doivent parler se taisent, faute d’être écouté. Ceux qui doivent se taire et aller faire leur apprentissage, parlent. Malheureusement, seuls ces derniers sont écoutés. Si bien que le bruit l’emporte et que les hommes se perdent et oublient le vrai sens de la vie ainsi que les recommandations de leur religion.» El Hadj Alioune Moussa Samb, Imam Ratib de Dakar
En cette Tabaski 2020, je voudrais partager, à nouveau1, avec les musulmans et tous les citoyens de ce pays, en guise d’étrenne, cette humble réflexion sur la vie de l’homme sur terre. À vrai dire, il s’agit d’un simple rappel, d’une vérité que tout le monde connait et que chacun a eu à expérimenter, mais que l’on a tendance à oublier, emportés que nous sommes par le traintrain, les plaisirs des jeux et les bruits de ceux-là «qui doivent se taire». Pourtant, rappelle le Coran aux humains : «La rivalité mutuelle (pour l’acquisition des biens de ce monde) vous distrait jusqu’à ce que vous descendiez dans les tombeaux.» Et cet enseignement : «La vie d’ici-bas n’est qu’une jouissance trompeuse.» Et cette injonction : «Rivalisez dans l’accomplissement des bonnes actions.» Bref…
Mon père (Dieu l’accueille en son paradis) disait que la vie de l’homme sur terre est une route qui dure une journée ; une journée pour gagner l’éternité ou bien perdre, dans les cavernes obscures et profondes de la géhenne, ce qui fait la dignité humaine. Elle peut être droite ou tortueuse, «la route-vie», large ou sinueuse, mais elle est toujours éphémère. Il disait aussi que vivre, pour l’homme, c’est la parcourir, c’est faire l’expérience des «jouets» qu’elle offre à ses différentes stations que sont l’enfance, l’adolescence, la jeunesse, la vieillesse… Sans oublier les stations intermédiaires. La droiture, la tortuosité, la largesse ou la sinuosité changeante de la «route-vie», disait encore mon père, dépendent du choix des «jouets», du «jeu» ainsi que du sens, de la cadence et de la forme de notre cheminement.
Aussi, la vie offre-t-elle, en guise de «jouets», des appétits, des faims, des soifs et des satisfactions ; des occasions d’amitié, d’amour, de haine et d’indifférence ; des séparations et des retrouvailles ; des guerres et des réconciliations ; des sourires, des rires et des pleurs. Elle offre la voie lactée et le silence des étoiles ; des mers à traverser, des montagnes à escalader et des fleurs à cueillir, à perdre ou à retrouver ; des déserts à vaincre et des oasis à conquérir. Elle offre des émotions, des extases et des folies ; des poèmes à composer ou à chanter, des danses à danser et des larmes à pleurer. Elle offre des énigmes …
Tout commence dans le sein maternel, «une triple obscurité», enseigne le Coran. Puis, «lorsque l’enfant paraît»2, débute l’enfance, l’aube de la vie, la genèse avec ses couleurs, ses saveurs et ses fraîcheurs. C’est l’heure magique où le soleil se lève, où la nuit se retire et où la nature se réveille et soupire.
Ensuite, vient l’adolescence, le petit matin et ses ivresses. L’air pur. La respiration facile. Une lumière toute neuve qui inonde le monde. L’on éprouve des envies : envie de faire comme font les adultes, de braver les interdits, de défier l’autorité. Envie d’essayer…
Après, c’est la jeunesse, l’heure ensoleillée où le monde sourit, où les envies deviennent des appétits dévorantes et où l’on rêve de «Midi au mille rayons dansants». C’est «yoor-yoor»3, c’est «ndjolor»4, heures interdites où toutes les portes sont entrouvertes et où retentissent les chants des sirènes et les complaintes des amants et amantes et où, entre autres, la route offre un tamtam qui invite au rythme et à la danse.
Une alternative s’offre à la personne qui atteint cette station bien aimée.
Premier terme de l’alternative : répondre positivement à l’invitation. C’est-à-dire, s’arrêter quelques temps, se détendre, battre le tamtam, danser et se réjouir. Puis poursuivre son chemin. Hélas, il y a des hommes qui ambitionnent de faire d’une station leur demeure. D’avoir goûté au plaisir du tamtam et de la danse, ils veulent en vivre, insatiables tels des junkies. Ainsi refusent-ils d’avancer, de poursuivre leur chemin. C’est pourquoi, le fruit pourrira dans leurs mains. Ce qui a fait leur grandeur fera leur déchéance. Ce qui a fait leur beauté fera leur laideur. La vie les expulsera de cette halte qu’ils squattent et qu’ils quitteront en rampant, semblables à des vers de terre.
Deuxième terme de l’alternative : répondre négativement à l’invitation du tamtam. En effet, il y a des hommes qui, dotés d’une qualité de vie intérieure supérieure à la moyenne et préoccupés par leur rêve (au sens noble du terme, s’entend) dédaignent le tamtam et la danse. Ils passent leur chemin sans s’arrêter, sans regarder en arrière, les yeux fixés sur leur étoile. Hélas, il y a parmi eux des imposteurs qui, bien après, bien trop tard souvent, regrettent de n’avoir pas joué le tamtam et dansé. Ils regardent envieusement les « batteur-danseurs », et rebroussent chemin pour aller leur disputer la place. Ainsi voguent ils, tels des navires fous, en contre-courant de la vie. Leur laideur égale celle des Albatros de Baudelaire, «ces rois de l’azur» qui «déposés sur les planches (…) maladroits et honteux, laissent piteusement leurs grandes ailes blanches comme des avirons traîner à côté d’eux.»
Après la jeunesse, l’âge adulte, la station de la pleine responsabilité. La balance est en équilibre. L’ombre se dérobe. Le soleil décline à peine, et s’enclenche le compte à rebours. Tout est encore possible. Car, les intelligents le savent, il reste un après-midi entier pour le labeur, le repentir, l’amour du beau et du bien, et la prière. Malheureusement, comme disait Serigne Same Mbaye, «L’homme blanchit et deux grands défauts blanchissent avec lui : le désir ardent (des biens de ce bas monde) et les projets lointains, (c’est-à-dire les rêves grandioses).» Et le Grand Maître Soufi de rappeler : «Le vrai perdant est celui qui a perdu sa vie l’ayant passé dans les distractions inutiles, jeux, palabres et controverses interminables.» L’imam Ratib de Dakar d’affirmer : «Le changement des comportements n’est pas chose aisée. Il faut pour le réaliser, de la sincérité. Il faut de la volonté. Il faut surtout revenir à Dieu.» Et Jacques Brel de chanter, avec raison : « Plus ils sont vieux, plus ils sont bêtes.»
En dernier, vient la vieillesse et ses lassitudes, «marax»5, le crépuscule qui, comme pour suggérer ses richesses aux âmes avisées, habille d’or et de pourpre le monde. Le soleil prépare sa couchette. Les oiseaux rentrent. La nuit arrive à grand pas. On mesure le chemin parcouru. On éprouve des regrets et des nostalgies. Les signaux de la séparation clignotent. «J’arrive !»6, chuchote à nos oreilles, l’ange de la mort, «j’arrive !». L’on se souvient alors de Dieu qui va solder les comptes.
Encore un peu et s’ouvre la tombe, un autre commencement, où peut être un recommencement. Et je pense à Haçan Basri s’adressant aux hommes autour d’un monument funèbre : «Ô vous tous qui êtes ici ! Cette tombe est notre dernière étape dans ce bas monde et la première dans l’autre monde. D’où vient donc votre goût pour une vie qui finit de cette manière, et pourquoi ne craignez-vous pas l’autre vie qui commence là où la première finit ? Ô gens de peu de prévoyance ! Puisque tel est le commencement de votre fin dernière, pourquoi témoignez-vous une telle inculture pour les intérêts de l’autre monde ?»
Je pense à Serigne Abdou Aziz Sy Dabakh haranguant ainsi la foule autour de la dépouille du Président Lamine Guèye : «Cet homme couché devant nous a eu tous les honneurs. Aujourd’hui il a quitté sa belle maison. Il est séparé de tous ses biens matériels. Si nous l’honorons c’est à cause de la qualité de sa vie. Alors, vivons en paix avec nos parents. Faisons le bien. Utilisons la force que Dieu nous accorde pour faire du bien aux humains…»
Un autre clin d’œil et survient l’heure du jugement. Et les aveugles recouvrent la vue, et les sourd entendent… C’est là « qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents », enseigne l’Evangile. Le Coran de confirmer : «Ce jour-là celui qui a fait le poids d’un atome de bien, le verra. Celui qui a fait le poids d’un atome de mal, le verra.»
ABDOU KHADRE GAYE (ÉCRIVAIN, PRÉSIDENT DE L’EMAD, Août 2010)
1/ Le texte a été publié une première fois en août 2010 à la veille du ramadan
2/ C’est le titre d’un poème de Victor Hugo
3/ Espace de temps entre 10 et 11 heure
4/ Espace de temps entre 12 et 14 heure
5/ Heure de couché du soleil
6/C’est le titre d’une chanson de Jacques Brel