Tidjane Thiam a fait retrouver la rentabilité au Crédit Suisse. Mais aux yeux des Suisses, il est demeuré un étranger, et un scandale imprévu l’a fait tomber.

En novembre dernier, Urs Rohner, le président du conseil d’administration du Crédit Suisse, fêtait ses 60 ans dans un restaurant de Zurich. Parmi les nombreux amis, membres de sa famille et associés présents, un seul invité, selon les hôtes, était Noir: Tidjane Thiam, le directeur général de la banque. La soirée avait pour thème le ‘Studio 54’, du nom de la célèbre boîte de nuit new-yorkaise, avec des costumes des années 1970 et des artistes embauchés pour l’occasion.

De multiples incidents douloureux en 5 ans

Sous les yeux de M. Thiam, un danseur Noir déguisé en concierge est monté sur scène et s’est mis à balayer le sol en musique. M. Thiam s’est excusé et a quitté la pièce. Sa partenaire et un autre couple à sa table, dont le directeur général du groupe pharmaceutique britannique GSK, l’ont suivi. Lorsqu’ils sont revenus peu après, une autre surprise les attendait. Plusieurs amis de M. Rohner interprétaient leur propre numéro musical pour lequel ils s’étaient affublés de perruques afro. (M. Rohner a refusé de commenter ces événements, qui ont été relatés par trois invités.) Pour M. Thiam, aujourd’hui âgé de 58 ans, cette fête était bien à l’image de multiples incidents douloureux qui ont marqué ses cinq années à la tête du Crédit Suisse. Il était le seul Noir à occuper les hautes sphères du secteur bancaire. Qu’ils soient proprement choquants ou simplement troublants, la plupart des incidents dérivaient de tensions liées au fait qu’il était Noir dans une industrie, et une ville, à prédominance blanche. M. Thiam, grand polyglotte réservé à lunettes, a accompli la tâche pour laquelle il avait été embauché : après un long déclin, le Crédit Suisse est redevenu rentable. Mais, il a été obligé de se battre sans cesse pour être accepté et respecté, aussi bien au sein de la banque que plus largement en Suisse. Lors d’une assemblée d’actionnaires, son origine et son expérience ont été dénigrées comme relevant du « tiers-monde ». Un de ses subordonnés a acheté la maison voisine de la sienne, plus haute et possédant une vue plongeante sur les fenêtres de M. Thiam. La presse de Zurich lui reprochait de ne pas avoir l’air assez suisse.

«Reprocher à quelqu’un d’être qui il est, c’est l’essence de l’injustice»

Le nombre de directeurs généraux Noirs au plus haut niveau du secteur bancaire est maintenant retombé à zéro. En février, le conseil d’administration du Crédit Suisse a forcé M. Thiam à démissionner en raison d’un embarrassant scandale d’espionnage qui a éclaté sous sa direction. Quand le numéro 2 de M. Thiam a avoué avoir ordonné à des enquêteurs d’espionner des employés, le directeur général s’est trouvé peu d’alliés, et aucun levier pour survivre dans l’entreprise. Son éviction a attiré remarquablement peu d’attention en dehors de Zurich. Elle avait lieu plusieurs mois avant une prise de conscience mondiale de l’existence de biais systémiques, et à des milliers de kilomètres de Wall Street. Mais, des entretiens avec onze proches collaborateurs de M. Thiam au Crédit Suisse, ainsi que cinq autres contacts proches, clients, amis, membres de sa famille et investisseurs, suggèrent que la couleur de sa peau a été un facteur omniprésent tout au long de son mandat qui a aussi contribué à créer les conditions d’un départ d’une rapidité stupéfiante. Qu’il s’agisse de racisme, de xénophobie ou de toute autre forme d’intolérance, une chose est claire: en Suisse, M. Thiam n’a jamais cessé d’être perçu comme quelqu’un qui n’y avait pas sa place. Le Crédit Suisse a refusé de commenter pour cet article. Après sa démission, M. Thiam a organisé une conférence de presse au siège de la banque. « A chaque seconde, j’ai fait du mieux que j’ai pu », a-t-il déclaré. « Je suis qui je suis. Je ne peux pas changer qui je suis. » « Reprocher à quelqu’un d’être qui il est, c’est l’essence de l’injustice », a-t-il ajouté.

«Le plus important dans la vie, c’est de ne pas mourir»

Tidjane Thiam est né en Côte d’Ivoire au sein d’une famille de l’élite politique dont un membre avait mené, avec succès, le pays vers l’indépendance vis-à-vis de la France en 1960, devenant son premier président. Un autre a été Premier ministre du Sénégal. Benjamin d’une fratrie de sept enfants, M. Thiam a été élevé dans la religion musulmane. Sa mère, Marietou, ne savait pas écrire mais élevait ses enfants dans un esprit perfectionniste. « Être galant, respecter le personnel de maison à notre service, là-dessus, elle était impitoyable, ne pas mentir, être ponctuel, ne pas dire de gros mots, faire preuve de solidarité », se rappelle Yamousso Thiam, la plus jeune des sœurs de M. Thiam, lors d’un entretien. Leur père, Amadou, a été journaliste, ministre, et ambassadeur au Maroc. Quand M. Thiam était encore nourrisson, Amadou fut incarcéré pendant trois ans pour complot contre le gouvernement ivoirien. Ces allégations ont été invalidées par la suite. Les enfants Thiam se souviendraient longtemps de cette injustice, ainsi que de la leçon apprise par leur père lorsqu’il a échappé à une tentative de coup d’État en 1971 avec une blessure par balle à la main. « Le plus important dans la vie », plaisantait Amadou, « c’est de ne pas mourir ». À six ans, comme M. Thiam ne montrait aucun intérêt pour l’école, l’un de ses frères demanda au Président ivoirien d’intervenir. Celui-ci convoqua M. Thiam et ses parents pour vertement les réprimander. « Je m’en souviens comme si c’était hier », raconte M. Thiam dans une interview de 2015. « Il y avait une sorte de tribunal de famille, où il y a eu une mise en accusation : ‘Il faut qu’il aille à l’école. L’époque des princes africains illettrés et des rois fainéants, c’est fini !' ».

Premier Ivoirien diplômé de la prestigieuse Polytechnique de Paris

M. Thiam excella rapidement, et en 1984, devint le premier Ivoirien diplômé de la prestigieuse École Polytechnique de Paris. Il obtint ensuite un diplôme d’ingénieur et une maîtrise en administration des affaires, travailla à la Banque mondiale, puis au bureau parisien de la société de conseil McKinsey. En 1994, M. Thiam revint en Côte d’Ivoire et s’engagea dans le service public. Quelques années plus tard, il était promu ministre du Plan et du Développement. Mais, quand un coup d’État militaire renversa le Président, il refusa un rôle au sein du nouveau gouvernement, et, craignant pour sa vie, retourna en Europe et vers le secteur privé. Il dirigea ensuite les opérations européennes de l’assureur britannique Aviva et, en 2009, fut nommé Directeur général des services financiers de la firme britannique Prudential, la première personne Noire à diriger l’une des 100 plus grandes sociétés de la Bourse de Londres. Sous son mandat, les bénéfices de Prudential doublèrent et le cours de l’action tripla. Un présentateur de la BBC décrivit M. Thiam comme étant « monté en flèche au sein d’institutions de haut vol grâce à un cocktail enivrant d’intelligence cristalline, d’ambition pétillante et d’une bonne dose de charme ». M. Rohner, président du Crédit Suisse, avait évoqué avec M. Thiam la possibilité qu’il dirige la banque en 2014. M. Thiam était sceptique, déclara-t-il plus tard au magazine Euromoney : c’était un rôle intimidant et il n’était pas sûr que la banque veuille sérieusement l’embaucher.

«Se rabaisser au niveau du tiers-monde»

Plus tôt dans sa carrière, il avait dit à un chasseur de têtes qu’il ne se déplacerait pas pour un entretien d’embauche si l’employeur ne savait pas qu’il était « Noir, africain, francophone et qu’il mesurait 1,93m ». Il insista pour avoir de longues discussions avec M. Rohmer avant d’accepter le poste. « Le président me dit qu’on a eu 19 entretiens », M. Thiam avait dit à Euromoney. « J’ai d’ailleurs dit non deux fois. » À l’époque, le Crédit Suisse connaissait un profond marasme. Plusieurs années après la crise financière, la banque était encore fortement tributaire de stratégies boursières coûteuses, et son département de gestion de fortune était à la traîne de son grand rival à Zurich, UBS. Le cours des actions stagnait et les investisseurs s’impatientaient. À l’annonce de l’embauche de M. Thiam, en mars 2015, les actions de Crédit Suisse grimpèrent de 7%. Son plan de restructuration comprenait des milliers de licenciements et la réduction du volume des ventes et des échanges. Beaucoup d’employés craignaient pour leur emploi. Mais c’est un cadre qu’il avait lui-même promu qui a fait vivre à M. Thiam l’une de ses premières expériences déconcertantes en Suisse. Pour renforcer les activités de gestion de fortune privée du Credit Suisse, il avait fait appel à Iqbal Khan, 39 ans, né au Pakistan mais arrivé en Suisse à l’enfance. Un jour, fin 2015, les deux hommes discutaient de stratégie, selon des personnes au fait de l’incident, quand M. Khan annonça qu’il avait acheté la maison voisine de celle de M. Thiam, à Herrliberg, une banlieue cossue avec vue sur le lac de Zurich. M. Thiam demanda à M. Khan s’il était sérieux. M. Khan répondit que oui.

Qualifié de pièce rapportée

Plus tard, M. Thiam expliqua à des amis et à des collègues que la nouvelle le perturbait. Farouchement discret, il était en pleine procédure de divorce, et se méfiait qu’un subordonné ait une vue plongeante sur sa propriété. En tant que PDG, il n’appréciait pas d’être littéralement vu de haut. M. Thiam s’efforçait d’embrasser la société de Zurich. Il a rendu visite à des chefs d’entreprise suisses, participé à des tables rondes organisées par la presse suisse et a pris part à un festival de printemps en tenue traditionnelle suisse : un chapeau de style napoléonien et une cape bleue marine assortie. Mais, très vite, on s’irrita de certains des aspects de son mode de vie. Le Crédit Suisse faisant montre de réduction de coûts, la presse suisse se mit à détailler les vols en première classe et les séjours en suite présidentielle de M. Thiam. Une chronique l’accusa de prendre l’hélicoptère pour se rendre à des évènements et de voyager avec un entourage, le surnommant « le Roi Thiam ». Dans un pays quasi-synonyme de richesse, patrie du compte bancaire suisse et de la montre-bracelet à six chiffres, un tel anti-élitisme est difficile à comprendre. Les expatriés qui y travaillent depuis longtemps disent que les Suisses ont une forte aversion pour l’étalage public de richesse et voient ceux qui s’y livrent comme des étrangers. Un milliardaire étranger, qui ne souhaite pas être nommé, dit avoir banni toute voiture de luxe de sa flotte d’entreprise. D’autres ont été plus directs pour qualifier M. Thiam de pièce rapportée. Lors de l’assemblée annuelle des investisseurs du Crédit Suisse en 2016, Ingeborg Ginsberg, actionnaire de 94 ans et survivante de l’Holocauste, avait mis en cause l’origine de M. Thiam.

«Vous avez fait le ménage, maintenant partez»

« La banque s’appelle Crédit Suisse », a-t-elle déclaré, en allemand. Et citant Brady Dougan, le prédécesseur américain de M. Thiam, elle a ajouté : « Je lui ai demandé l’année dernière s’il n’avait pas un conflit d’intérêt. Je pose la même question à M. Thiam, s’il peut me comprendre : N’a-t-il pas un conflit d’intérêt ? Je l’ai entendu parler du tiers-monde. Est-ce vraiment ça que nous voulons ? Qu’une bonne et solide banque suisse se rabaisse au niveau du tiers-monde ? » M. Thiam et M. Rohner, assis côte à côte sur l’estrade, étaient clairement choqués. M. Rohner a interrompu l’actionnaire. « Vous ne devriez pas faire de telles accusations, sans déclaration, dans cette salle », a-t-il dit. « Nous ne choisissons pas toujours des étrangers, nous choisissons toujours le meilleur homme pour ce poste, et cet homme, nous l’avons trouvé. » En 2018, les affaires du Crédit Suisse s’étaient considérablement améliorées. La banque était de nouveau solidement rentable, et la division de la gestion de fortune surpassait UBS dans certains domaines. M. Thiam avait résolu des problèmes juridiques qui précédaient son mandat, réglant une importante affaire de justice américaine pour un montant inférieur à ce que le Crédit Suisse avait prévu. Euromoney l’a nommé banquier de l’année. M. Thiam était désormais bien connu à Zurich. Des passants sur la Bahnhofstrasse, la rue commerçante de la ville, lui serraient parfois la main, ou lui demandaient de poser pour des selfies. L’attention qu’on lui portait paraissait souvent anodine, mais ses collaborateurs de l’époque disent que cette exposition constante l’épuisait.

Sous-estimé par le Conseil d’administration

Dans une ville comme Zurich, de 400 000 habitants et à prédominance blanche, sa position de pouvoir et sa couleur de peau le faisaient détonner. M. Thiam avait renoncé à prendre sa Porsche Cayenne pour se rendre à son bureau de peur que la moindre altercation avec un autre automobiliste, même pour une place de parking, ne déclenche un incident médiatique. Dans le tramway, ses fils adultes étaient souvent les seuls passagers Noirs et les premiers à être contrôlés. Leur simple arrivée dans une boîte de nuit locale pouvait alimenter les ragots. M. Thiam se sentait observé au microscope ; quand sa sœur a voulu lui faire une visite surprise, un employé d’hôtel trop zélé, voyant sa réservation, en a fait part au secrétariat de M. Thiam. La surprise était gâchée. À un autre moment, lors d’un voyage d’affaires de Zurich à Genève, un employé des douanes l’a retenu en exigeant de voir son passeport, malgré les protestations de M. Thiam que ce voyage se faisait en Suisse. Il a fini par montrer le document en question et on lui a permis de quitter l’aéroport, mais il a demandé à un employé de déposer une plainte officielle dénonçant l’incident. (Chacun de ces incidents a été corroboré par plusieurs personnes). Les choses commençaient également à se gâter au Crédit Suisse. Le bilan de la banque s’améliorait, mais les actions baissaient, pénalisées par des émissions que M Thiam jugeait nécessaires pour renforcer les réserves en capital. Il confiait à des associés se sentir sous-estimé par le Conseil d’administration, dont certains membres lui reprochaient le manque de croissance du Crédit Suisse en Chine. En août 2018, une publication financière locale écrivait que M. Thiam était « célébré à l’étranger, mal-aimé en Suisse » et ajoutait : « Enclin à un comportement impérieux et susceptible face à la critique, Thiam a perdu sa maîtrise du sens suisse de la proportionnalité. »

«Rentre chez toi, imbécile !»

Des articles de presse attiraient souvent des commentaires méprisants. Le lecteur d’un blog de Zurich particulièrement critique le traita de « marchand de fruits », et ajoutait « Rentre chez toi, imbécile! ». Un autre écrivait : « J’espère qu’il envoie son argent chez lui. On pourra classer ça dans la catégorie de l’aide au développement. » M. Thiam disait souvent qu’avec son histoire familiale d’accrochages avec les autorités et d’insurrections militaires, la mauvaise presse et les drames d’entreprises ne l’affectaient pas. Mais à mesure que l’année passait, M. Thiam confiait à ses associés sa crainte que le conseil d’administration ne veuille plus de lui. Leur message tacite, d’après lui, était : Vous avez fait le ménage. Maintenant, partez. C’est le schéma connu du « glass cliff » (la « falaise de verre ») : une tendance qu’ont les institutions à ne placer des femmes et des minorités aux postes dirigeants qu’en temps de grande difficulté, pour ensuite les écarter. M. Thiam était plus près du précipice qu’il ne l’imaginait. Début 2019, il avait organisé une soirée à son domicile. M. Khan était devenu son voisin et M. Thiam avait planté des arbres pour obstruer la vue. Pendant la fête, M. Khan a eu une vive discussion avec la compagne de M. Thiam au sujet de cet aménagement, qui l’a contrariée. Les deux hommes sont descendus à l’étage inférieur pour en parler en privé. M. Khan a rapidement quitté les lieux. Aucun des deux dirigeants ne révélera ce qui s’est précisément passé. Mais plus tard cette année-là, M. Khan a provoqué un séisme à Zurich en passant chez UBS. La gestion de fortune avait été ce que M. Thiam avait réussi le mieux, et maintenant son directeur vedette partait chez son plus grand concurrent.

Espionnage et filature

Au mois de septembre, M. Khan et son épouse se rendaient à un restaurant de Zurich pour le déjeuner quand ils ont remarqué qu’ils étaient suivis. M Khan s’est garé et a confronté l’homme en question: c’était un détective de la société suisse Investigo. Une dispute s’en est suivie, au cours de laquelle, depuis, les deux hommes s’accusent mutuellement d’agression physique. M. Khan a déposé plainte. Le Crédit Suisse et le canton ont tous les deux déclenché des enquêtes. Le « Spygate », comme les médias suisses l’ont nommé, a fait sensation. Au Crédit Suisse, le directeur des opérations, Pierre-Olivier Bouée, a avoué avoir commandé cette filature parce qu’il soupçonnait M Khan de vouloir débaucher des employés. Il a démissionné. M. Thiam nie toute connaissance de cet espionnage et a été blanchi. Mais, M. Bouée n’était pas un simple numéro 2 : il avait suivi M. Thiam de Prudential à la banque suisse. Par association, le nom du directeur exécutif s’est retrouvé profondément terni. L’incident provoqua une débâcle pour le Crédit Suisse, une institution source de fierté nationale. Un contractuel qui avait participé à l’embauche d’Investigo s’est suicidé. M. Rohner a été contraint de présenter des excuses publiques aux Khans et au public suisse. D’autres accusations émergèrent rapidement, notamment qu’on avait également suivi le chef des ressources humaines du Crédit Suisse. En décembre, l’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers, connue sous le nom de FINMA, a ouvert une enquête sur le recours par le Crédit Suisse à des enquêteurs pour surveiller ses employés. Les répercussions du scandale se sont propagées avec une vitesse remarquable. Le 31 janvier 2020, Bloomberg révélait que M. Rohner cherchait un nouveau directeur exécutif.

Différent du banquier suisse typique

Trois actionnaires importants -deux Américains et un Britannique- ont pris publiquement la défense de M. Thiam. David Herro, un dirigeant de Harris Associates, un fonds basé à Chicago, estimait que l’opposition affichée à M. Thiam avait un motif racial. Sur la chaîne de télévision Bloomberg, M. Herro attribuait le conflit à « la jalousie de ses adversaires ou peut-être à autre chose puisque M. Thiam a l’air assez différent du banquier suisse typique. Que ce soit l’une ou l’autre de ces raisons, je les trouve extrêmement désagréables ». Mais, M. Thiam avait trop peu de partisans de son côté. Il a démissionné le 7 février. Un membre suisse de son équipe a été nommé pour lui succéder. En tant que directeur exécutif, M. Thiam était tenu responsable de tout au Crédit Suisse, et l’activité de surveillance fut ressentie par tous comme abjecte. Mais, la question se pose : un PDG d’une origine différente n’aurait-il pas survécu ? D’autres dirigeants de banques ont esquivé des scandales bien plus graves. En 2012, Jamie Dimon, le directeur exécutif de JP Morgan Chase, n’a pas pu maîtriser un trader surnommé « la baleine de Londres », qui a fait perdre à la banque plus de six milliards de dollars et lui a attiré plus d’un milliard de dollars d’amendes. Tout récemment, dans une autre affaire, la banque s’est acquitté de près d’un milliard de dollars d’amendes pour avoir manipulé illégalement les cours sur les marchés des métaux précieux et des bons du Trésor. M. Dimon demeure le PDG avec la plus grande longévité à Wall Street.

«Je suis qui je suis»

En 2016, dans une affaire étonnamment similaire à celle du Crédit Suisse, le Directeur exécutif de Barclays a tenté de démasquer un lanceur d’alerte, demandant même à une équipe de sécurité interne d’intervenir. Les régulateurs britanniques ont condamné le PDG, James E. Staley, à une amende, sans plus de cérémonie. Par ailleurs, en 2019, on révéla que M. Staley avait des liens avec Jeffrey Epstein, l’homme d’affaires accusé de trafic sexuel de mineures. Il avait même rendu visite à M. Epstein pendant son incarcération. M. Staley est toujours à la tête de Barclays. Avant son départ du Crédit Suisse, M. Thiam a pu présenter à la presse ses derniers bilans financiers. Vers la fin de la session de questions-réponses, un journaliste local a pris la parole. « La stratégie était bonne », a-t-il commencé par affirmer, mais le style « ne parlait pas à la mentalité suisse. Voici ma question : Est-ce que ça aurait été différent en Angleterre ou dans un autre pays ». « Je suis qui je suis », a interrompu M. Thiam. « De la même manière que je suis né avec une main droite, je ne peux pas changer le fait que je suis droitier. Si les gens n’aiment pas les droitiers, alors c’est un problème. C’est tout ce que je peux dire, parce que je ne peux pas devenir gaucher. » Des collègues assis près de lui jurent avoir vu les yeux de M. Thiam briller.

L’enquête continue

M. Thiam est resté à Zurich, dans l’attente d’un entretien formel avec la Finma. C’était une période angoissante, disent de proches associés, car il voulait partir d’urgence au chevet de son fils Bilal, qui était hospitalisé à Los Angeles pour un cancer. Il y parvint fin avril. Bilal est mort début mai, à l’âge de 24 ans. Depuis, M. Thiam exerce comme consultant sur la lutte contre l’épidémie de coronavirus en Afrique, où il est envoyé spécial du Fond d’intervention Covid-19 de l’Union africaine. Il s’est réengagé en politique en Côte d’Ivoire. En août, M. Thiam a alimenté des rumeurs sur une candidature présidentielle dans un message vidéo commémorant les 60 ans de l’indépendance du pays. Un message dans lequel il appelait les Ivoiriens à embrasser un esprit « réconcilié et fraternel ». Le 2 septembre, après avoir conclu que les filatures du Crédit Suisse violaient potentiellement « le droit de la surveillance » suisse, la Finma a annoncé que l’enquête passait du stade d’investigation à celui d’exécution. L’enquête allait se concentrer sur la banque elle-même, et non sur des individus, selon un porte-parole. Pour la sœur de M. Thiam, Yamousso, une question subsiste toujours au sujet des Suisses. « Je serais curieuse de savoir », dit-elle, « si aujourd’hui ils auraient l’honnêteté d’enfin reconnaître que voir un « nègre » à la tête de l’une de leur plus prestigieuse entreprise leur a été insupportable. »