Les hauts fonctionnaires sont, depuis quelque temps, au-devant de la scène et élèvent la voix pour bousculer la hiérarchie. Formés à la suite d’un concours sélectif dans de grandes écoles comme l’École nationale d’administration (ENA) ou le Centre de formation judiciaire (CFJ) pour devenir des orfèvres du management public, ces cadres n’acceptent plus le conformisme, jadis consubstantiel à ces corps de l’État, et se rebiffent de plus en plus.

En France, le Président Emmanuel Macron a annoncé la suppression de l’École Nationale d’Administration (ENA). Pourquoi le chef de l’État français lui-même issu de la promotion Léopold Sedar Senghor de 2004 de cette grande école fondée en 1945 veut-il la supprimer ? A l’en croire, c’est pour bâtir quelque chose qui fonctionne mieux. Mais, il est important de souligner que ce débat est un vieux serpent de mer au pays de Marianne. En effet, ce qui est reproché à cette école depuis quelques décennies, c’est d’être un établissement du pouvoir. On lui reproche également son manque de diversité et de mixité sociale. Cette école, comme le constate le journal L’AS, est un symbole de la technocratie et contribue à la reproduction des élites. Elle est une sorte de fabrique à former une technocratie un peu trop homogène, selon certains observateurs. Autrement dit, elle est une école de la pensée unique qui confirme ce que dénonçait le sociologue français Pierre Bourdieu en 1964 dans son livre «Les Héritiers» en considérant les énarques français comme les héritiers de la culture dominante.

VOIX DISCORDANTES, ANTICONFORMISTES ET ANTISYSTÈMES

Clône de celle de la France, l’ENA a formé depuis sa création en 1960 de hauts cadres de l’administration dont certains sont devenus des acteurs majeurs de la vie publique comme le président de l’Assemblée nationale Moustapha Niasse, le défunt Secrétaire général du PS Ousmane Tanor Dieng , l’ancien Premier ministre Mamadou Lamine Loum, le ministre du Pétrole Mouhamadou Makhtar Cissé, le ministre des Affaires Étrangères Amadou Bâ, le député et président du Pastef Ousmane Sonko, son camarade Bassirou Diomaye Thiaré, etc. Ces cadres sont souvent perçus par les Sénégalais comme des élites qui entretiennent des connexions avec le pouvoir. Ceux d’entre eux qui décident de faire de la politique sont souvent coptés voire enrôlés par le régime. De hauts fonctionnaires qui profitent souvent des «prébendes» du pouvoir. Une situation qui les déconnecte des réalités des populations, car formant une caste de riches même s’ils sont souvent issus de familles modestes, et sont arrivés au sommet grâce à la méritocratie. Même si une hirondelle ne fait pas le printemps, force est de constater que ces dernières années, des sortants de ces grandes écoles se dressent comme des voix discordantes, anticonformistes et antisystèmes. Les cadres de Pastef, y compris leur président Ousmane Sonko, sont pour la plupart des anciens pensionnaires de l’ENA et veulent changer le «système». Sorti du Centre de Formation Judiciaire (CFJ), le président de l’Union des Magistrats du Sénégal (UMS) Souleymane Téliko est un magistrat pas comme les autres. Actuellement, il est au centre d’une polémique qui n’a pas encore connu son épilogue.

«ISSUS DE FAMILLES DÉMUNIES ET/OU VICTIMES D’INJUSTICE»

Certains de ses collègues pensent que les textes lui interdisent de commenter des décisions de justice comme il l’a fait sur le dossier de l’ex-maire de Dakar, Khalifa Sall. Mais le magistrat ne fléchit pas. Récemment, le président du tribunal d’instance de Podor, Ngor Diop, a refusé de suivre les injonctions de sa hiérarchie qui lui demandait de libérer un dignitaire religieux qu’il avait fait arrêter. Ce qui lui a valu une affectation considérée comme une sanction. Pourquoi ces hauts fonctionnaires ont de plus en plus une liberté de ton et mènent «l’insurrection» dans l’administration ? «Les jeunes fonctionnaires se révoltent pour dénoncer les injustices parce que le contexte mondial l’exige. Les gens sont ouverts d’esprit et pour moi, c’est la première chose qui pousse les gens à se révolter. Les gens savent ce qui se passe ailleurs», soutient sous l’anonymat un inspecteur des Impôts et Domaines sorti il y a quelques années de l’ENA. Ce dernier d’ajouter : «Les gens qui réussissent le concours de l’ENA sont souvent des gens issus de familles démunies. Ils ont toujours vu l’injustice qui prévaut au Sénégal et n’eût été ce mérite de réussir l’ENA, ils n’auraient jamais accédé à certains stades de décisions. Dans ce pays, les plus riches s’enrichissent, les gens qui sont au sommet font tout pour que leurs enfants puissent occuper certains postes». C’est pour toutes ces raisons qu’en intégrant l’ENA, certains sont animés de ce sentiment de révolte et veulent changer les choses. Le pouvoir a tellement verrouillé le système que si vous n’êtes pas un des leurs, vous avez toutes les difficultés du monde pour accéder à certains postes de responsabilité», clame cet énarque

CHANGEMENT DE PARADIGME DANS L’ADMINISTRATION

Poursuivant, il déclare : «La plupart des énarques ont fait l’école publique. Donc, leurs études ont été financées par le contribuable sénégalais. Ainsi, en guise de reconnaissance, ils n’hésitent pas à se révolter contre certaines pratiques. Ils estiment que si leur génération laisse faire, le système va les engloutir à la longue». Dans la foulée, notre interlocuteur souligne que les nouveaux énarques étaient déjà des révolutionnaires lorsqu’ils étaient à l’université. «Si Dieu vous donne la chance d’intégrer l’ENA, vous devez venir pour changer les choses. Le citoyen et le Sénégal sont au-dessus de toute chose. Le pays nous a tout donné. Donc pour moi, le fait de mettre en péril une carrière au profit des intérêts de toute une nation est important. Demain, nous devons léguer ce pays à nos enfants. Mais cela ne doit pas être un pays où il n’y aura pas de travail et de ressources naturelles», tranche notre interlocuteur qui est chef de service dans une région du pays. Issu de la banlieue, il est presque le seul de sa génération à devenir énarque. «Pourtant, ils étaient des jeunes aussi valables que moi, mais les conditions n’étaient pas réunies pour leur garantir la réussite scolaire. Donc, ce changement de paradigme au niveau de l’administration, c’est pour corriger certaines inégalités», dit-il.

«PAS DES CARRIÉRISTES COMME AU TEMPS DE SENGHOR»

Enseignant en sciences politiques à l’Université Gaston Berger (UGB) de Saint-Louis, Moussa Diaw souligne que cette génération de hauts fonctionnaires se positionne par rapport à la chose politique parce qu’il y a changement de génération et de mentalité. «C’est un ensemble de facteurs qui contribue à cette situation. Ils ont une nouvelle conception de leurs responsabilités qui fait qu’ils prennent conscience du rôle qu’ils jouent dans leurs fonctions et aussi de la nécessité de prendre part au développement de l’État», explique Dr Diaw. Qui ajoute que leur niveau intellectuel leur a permis d’avoir des connaissances approfondies de l’action de l’État. Donnant les autres facteurs qui poussent ces jeunes cadres de l’administration à élever la voix, au risque d’être sanctionnés, le politologue indique : «Ce sont des intellectuels formés autrement et non moulés comme au temps du Président Senghor qui sont carriéristes. Ce ne sont pas des fonctionnaires carriéristes parce que les carriéristes sont généralement soumis à la volonté de l’Etat et respectent les hiérarchies». C’est la raison pour laquelle il considère qu’ils n’ont pas peur de sanctions parce qu’ils savent que dans tous les cas, ils réussiront dans la société. «Ayant été bien formés, ils ont un certain savoir-faire qu’ils peuvent faire valoir ailleurs qu’au sein de l’État», affirme Moussa Diaw.