J’ai écouté le ministre Oumar Guèye dans son interview à la chaîne ITV du dimanche 13 décembre 2020. J’ai apprécié ses réponses sur la question du troisième mandat et son refus de ne pas étendre ou ouvrir les discussions et échanges sur cette question qui agite le pays depuis l’installation du président Macky Sall, suite à sa réélection en février 2019. Ce débat qui pollue l’environnement politique et social n’aurait jamais dû s’instaurer.
Il aurait été plus sérieux et conséquent de se mettre au travail et de mobiliser le pays dans la mise en œuvre des politiques publiques pour satisfaire les besoins des populations et par là les engagements du président de la République. Malheureusement ce n’est pas le cas. Le Sénégal depuis l’investiture du président Macky Sall est dans un cycle de débats stériles, démobilisateurs aussi bien de la classe politique que des populations laborieuses.
Mais, pour en venir à l’objet principal de ma contribution, je m’interroge sur le projet du gouvernement décrit par le ministre Oumar Guèye consistant en la suppression des villes qui seraient remplacées par les départements, devenues collectivités locales puis collectivités territoriales depuis l’Acte III de la Décentralisation.
Le projet de réforme du gouvernement tel que présenté par le ministre pourrait se résumer ainsi :
Il n’y aurait que deux échelons de collectivités territoriales :
– le département qui hériterait des attributions de la ville ;
– la commune.
La ville serait supprimée car, dit Oumar Guèye, elle présente des conflits de compétence avec les communes et les départements.
Depuis la sortie du ministre chargé des Collectivités Territoriales « beaucoup d’eau a coulé sous les ponts ». On a entendu et lu de nombreuses contributions, souvent très passionnées, des avis contraires plus ou moins bien argumentés, d’autres fondés sur des intérêts purement partisans ou personnels.
Comment trancher les questions soulevées, avec objectivité, en ne prenant compte que l’intérêt national ?
Ma première voire préliminaire remarque est que des décisions aussi importantes dans la vie politique d’une nation ne sauraient être prises sans une concertation voire consensus de la classe politique. Or il ne me semble pas que le gouvernement ait procédé à une évaluation concertée de l’Acte III depuis sa mise en œuvre en 2014 avec la mise en place des organes délibérants des collectivités territoriales qui en sont issues.
Le « tollé » soulevé par la sortie du ministre, et les avis bien différents et divergents notés depuis lors, montrent bien qu’il n’y a pas eu de concertation voire de consultations sur ces questions.
Aussi osons-nous espérer que le débat n’est pas clos et qu’il vient seulement de s’ouvrir pour déboucher sur une large concertation de la classe politique et des acteurs de la société civile, qu’il revient au gouvernement d’organiser.
Aussi, je me permets de jeter quelques réflexions sur ces questions agitées dans le débat.
1- La ville est au centre du concept de la Décentralisation. Les quatre premières communes du Sénégal (Dakar, Rufisque, Saint Louis et Gorée) datent de la période coloniale. C’est dans ces villes que furent organisées les premières élections locales au Sénégal. Ainsi les villes furent les premières communes. Et elles demeurent des communes d’après la loi n° 2013-10 du 28 décembre 2013 portant Code Général des Collectivités Territoriales dite Acte 3 de la Décentralisation les prévoit dans ses articles167 et suivants. On ne peut effacer par la plume (décret voire même loi) l’Histoire. Et l’Histoire n’a fait que renforcer ce sentiment d’appartenance à une même collectivité locale (je préfère ce terme à celui de territoriale, trop large, anonyme, insensible) faite de solidarités familiales et sociales uniques et indéfectibles.
Maintenant, que les villes soient supprimées par un texte juridique, ce ne sera qu’une fiction !
Cette suppression ne sera que fictive ! Rufisque comme d’autres villes seront toujours une ville !
2- Le ministre évoque la nécessité de supprimer un échelon qui remet en cause l’approche d’une gestion de proximité. On pourrait lui rétorquer que la ville n’est pas un échelon supplémentaire puisqu’elle est une commune comme les autres communes mais avec des attributions différentes en principe, et une mission de mutualisation des compétences des communes.
Et même en suivant l’argument avancé par le ministre, la ville est plus proche d’une gestion de proximité que le département qui est bien plus éloigné et embrasse plus d’entités.
Donc la question se pose de savoir s’il faut supprimer l’une des structures (ville ou département), pour raison de gestion de proximité, le choix ne devrait-il pas se porter sur le département ?
3- Circonscription administrative pure jusqu’en 2013, le département est devenu collectivité locale puis territoriale avec l’Acte 3. On peut douter de l’opportunité et de l’efficacité d’une telle décision, au vu du fonctionnement des collectivités territoriales depuis 2014.
La région comme structure administrative avec une mission de coordination et planification régionale aurait suffi.
4-Beaucoup d’attributions et de compétences conférées au département font double-emploi avec celles attribuées aux communes. Il en résulte que l’Etat donne à deux structures décentralisées les mêmes attributions.
Je n’en citerai que quelques-uns de ces double-emplois ou dédoublements :
L’article 27 de la loi n° 2013-10 indique dans son troisième paragraphe le Conseil départemental « peut engager des actions complémentaires de celles de l’Etat et des autres collectivités territoriales situées dans la région circonscription administrative, dans les domaines et conditions fixées par la loi. » C’est dire que le Conseil départemental peut agir dans les mêmes domaines que les communes et les Villes dans la même région indiquée aux articles 81 et 170 de la loi n° 2013-10.
Or le département, collectivité territoriale, n’a pas de ressources propres sinon une dotation de l’Etat. Cette dotation est nettement insuffisante et couvre à peine les besoins de fonctionnement. Ainsi les actions du département dans les mêmes domaines que les communes et les villes ne sont que du « saupoudrage « . Ces dernières ayant même plus de moyens à y consacrer que le département.
La question se pose ainsi de savoir pourquoi créer une structure décentralisée pour lui donner des missions similaires aux communes ?
L’État ne pouvait-il pas confier d’autres attributions au département ?
À l’analyse, si on enlève des attributions du département celles qui font double-emploi avec celles des communes, il ne resterait pas grand-chose au département.
Aussi à mon avis, le département est une structure superflue dont l’Etat pourrait se passer. Elle est couteuse et inefficace dans la mesure où elle couvre à peine ses charges de fonctionnement et n’a pas les ressources nécessaires pour assumer les compétences attribuées.
S’il y a une structure à supprimer c’est le département et non la ville. À la limite, le département pourrait redevenir une structure administrative comme avant 2013.
5- Un autre argument, le dernier argument, si je ne me trompe, du ministre est que le territoire de la ville coïncide avec celui du département. Il me semble que cela n’est vrai que pour Dakar. Pour les autres villes, le territoire du département ne correspond pas à celui de la ville.
6- La coexistence de la ville et des communes est-elle efficace voire rationnelle ? Cette question est soulevée dans les débats par des acteurs politiques souvent mus par des intérêts particuliers et subjectifs quand on analyse à fond leurs arguments. À mon avis, sur cette question il y a plusieurs problèmes à régler notamment :
- La revue de la répartition des compétences entre la Ville et les communes
Au vu du fonctionnement de ces collectivités territoriales depuis 2014, il y a des corrections à faire pour éviter les chevauchements et les conflits de compétences.
La clarification des attributions de chacune d’elles est nécessaire. Les exemples sont nombreux où le maire de ville et les maires de communes se bousculent sur les mêmes domaines.
La ville est une structure communale de mutualisation des moyens des communes et non une structure hiérarchique.
Les ressources fiscales tirées des entreprises locales installées dans une ville ne peuvent, pour la simple raison qu’il y a plusieurs communes dans une ville depuis l’Acte 3, changer de destination pour être affectées à la commune où l’entreprise est installée. Il me semble que c’est un argument très subjectif voire égoïste.
- La restructuration des communes : pour avoir des entités plus viables sur la base de la proximité et de la communauté d’intérêts
Un regard objectif pour ne pas dire une évaluation du fonctionnement des plus de 500 communes issues de la politique de communalisation intégrale révèle que bon nombre de ces communes ne sont pas viables et ne sont communes que de nom. Elles n’ont pour la plupart aucune ressource propre donc aucune autonomie ni capacité financière. Une restructuration s’impose pour avoir des entités plus viables sur le plan économique et social.
La même problématique se pose pour les villes de Dakar et Thiès dont le découpage en de si nombreuses communes, pour ne pas dire qu’il est quelque peu artificiel, gagnerait à être revu pour avoir des entités communales moins nombreuses et plus viables.
Pour conclure, je dirai que les arguments du gouvernement avancés pour cette réforme ne sont pas convaincants. Ils manquent de rationalité et de cohérence. Et ils suscitent beaucoup de doute sur la finalité de cette réforme.
Cette réforme serait un véritable recul dans la politique de décentralisation menée depuis 1996 par les différents régimes politiques qui se sont succédé.
Le succès d’une réforme administrative dépend de plusieurs conditions dont un diagnostic sans complaisance de l’existant, l’évaluation du fonctionnement des structures mises en place. Ces structures ont-elles répondu aux objectifs assignés ? Les dysfonctionnements notés ? les forces et faiblesses relevées ?
Cette évaluation doit être partagée le plus possible entre tous les acteurs impliqués et concernés. C’est le gage de la réussite de tout autre schéma d’organisation administrative à proposer.
Pathé Ndiaye, Administrateur Civil
Ancien Directeur Général du Port de Dakar
Président du Parti pour le Développement et la Renaissance du Sénégal (PDRS)