Le Sénégal achève soixante et une années d’indépendance. Nous sommes un jeune pays à l’échelle de l’histoire, mais aussi par la courbe démographique. La jeunesse sénégalaise est, à la fois, forte d’un potentiel immense et fragile, car exposée aux convulsions liées à l’évolution démocratique et aux mutations sociales. Elle a encore payé le prix fort lors des récents évènements qui ont secoué notre pays.
Douze de nos jeunes compatriotes ont trouvé la mort. C’est une tragédie de plus, qui appelle à un sursaut républicain. Durant cette crise, des vies humaines ont été arrachées ; des arrestations arbitraires ont été notées ; pour avoir condamné la misogynie et la culture du viol, des femmes ont été insultées et menacées de mort ; des menaces ont été formulées vis-à-vis de magistrats ; le domicile d’un avocat a été incendié ; des groupes de presse ont été attaqués ; des listes de “traîtres” ont été dressées ; la parole d’une présumée victime de viol a été niée sans aucune forme de procès.
Des autorités ont traité les jeunes manifestants de terroristes instrumentalisés par de supposées forces occultes. Ces actes fragilisent l’unité nationale et désacralisent la République. S’il faut dénoncer l’instrumentalisation de la justice face à l’adversité politique, et les bavures récurrentes et inacceptables des forces de l’ordre, il est tout aussi important d’éviter de jeter le discrédit sur les institutions qui, même imparfaites et perfectibles, sont l’ultime rempart de la République.
La politique au Sénégal ne peut plus être ce champ de bataille, qui emporte, dans un éternel recommencement, des victimes innocentes. Que de querelles, de confrontations stériles, de lueurs évaporées, d’espoirs vaincus ! La roue tourne, et à chaque fois qu’on la croit vertueuse, elle nous déçoit. Les cris qui ont gonflé dans les poitrines, depuis 1960, semblent se dissiper dans le brouillard des rêves anéantis. Les deux alternances politiques de 2000 et de 2012 n’ont pas tenu toutes leurs promesses. Au lieu de mener à plus de respirations, ces victoires politiques ont, sous plusieurs aspects, été synonymes de fragilisation de certains de nos acquis démocratiques arrachés de haute lutte.
Par ailleurs, plusieurs maux graves affectent l’espace public. En effet, la pluralité des idées n’est plus assurée et les esprits sont braqués dans des schémas binaires qui appauvrissent la démocratie et menacent la liberté d’expression, garantie pourtant par notre charte fondamentale. Les positions manichéennes ont mené à des purges et des insultes sur les réseaux sociaux, qui ont quelquefois pris l’allure de tribunaux populaires ou d’arènes réglées par la seule violence.
L’agitation, de plus en plus fréquente, de la question ethnique et confessionnelle dans les débats politiques fragilise ce qui a fait la force de notre nation : la tolérance. Il nous faut retrouver “l’intransigeance exténuante de la mesure”. L’espace politique doit demeurer le lieu de sublimation de nos contradictions naturelles dans une démocratie et non se transformer, par le zèle ou le populisme partisan, en combats de rue où de jeunes Sénégalais sont tués.
Le Sénégal prend les chemins de la faillite. Notre pays est en proie à de multiples crises et défis qui projettent leur spectre sur notre société. Or, nous vivons dans une région en proie à l’instabilité, où des pays voisins sont déjà installés dans des spirales de violences ethniques et religieuses. Au Sénégal, nous pouvons, dès demain, assister à un basculement qui verrait les sacrifices consentis par tant de générations partir en fumée.
La situation politique, hautement inflammable, doit nous appeler à une profonde introspection. Lorsque les murs des institutions sont fissurés, lorsque la régression de la démocratie et de l’État de droit s’accélère à une vitesse vertigineuse, il y a urgence à dénoncer le déclin. Lorsque le savoir, la culture et toutes les bienséances républicaines et sociales s’effondrent, tout républicain et patriote véritable doit prendre ses responsabilités. Parce que l’histoire jugera.
Toutes les consciences éprises de dialogue, de justice et de liberté sont interpellées. Le regret serait profond, demain, si nous laissions les choses suivre leur cours actuel. Les évènements récents ne peuvent pas et ne doivent pas être passés par pertes et profits. Ils nous appellent à la réflexion et à l’action. Notre pacte républicain doit être protégé et renforcé, et il reste à faire aboutir, définitivement, la transformation démocratique au Sénégal. Le cap que suit notre pays n’est pas le bon, il faut ajuster la boussole. Tous les citoyens qui ont à cœur de préserver notre harmonie sociale et nos libertés, qu’ils soient politiques, artistes, intellectuels, membres de la société civile sont invités à se joindre à cette lutte.
Il s’agit de fabriquer véritablement un lien politique, où tous les citoyens sont d’égale dignité et égaux devant la loi, où les intérêts de la nation sont préservés, où la liberté est sacralisée, où toutes les compétences sont valorisées, où la politique n’est plus une entreprise de rente, où les droits des femmes sont respectés et promus, où les gains égoïstes d’une seule minorité ne prévalent pas sur les intérêts de la nation, où les meurtres de jeunes Sénégalais sont élucidés par des enquêtes, où les forces rétrogrades sont démasquées et combattues. C’est la vie de notre peuple, dans tous ses aspects, qui doit être améliorée. Il est temps que la nation assure l’épanouissement moral, intellectuel et spirituel de ses filles et de ses fils.
Ce que nous proposons est une révolution des mentalités qui oriente à nouveau nos concitoyens vers les valeurs humanistes de jom, de fulla, de fayda, de ngor, de kersa, issues de notre imaginaire national. C’est le renforcement de la coopération et de la fraternité entre tous les membres de la communauté nationale. C’est de nourrir ce pays d’une culture qui enrichit, d’une économie qui profite à tous, d’une école qui élève l’esprit et favorise la mobilité sociale.
Ce que nous proposons, c’est une nation de dialogue, de paix, et de libertés où la prospérité est partagée. C’est de mettre un terme à l’arriération socio-économique. C’est de faire participer notre pays à l’Odyssée des nations qui assurent le bien-être à leurs populations. Nous aspirons à ce que la République soit définitivement debout au Sénégal. C’est pour cette cause, plusieurs fois exprimée par la jeunesse sénégalaise, que des martyrs sont encore tombés. Soyons les vigies résolues de ces idéaux. Dans ce travail, aucun esprit humaniste, aucun cœur bienveillant ne sera de trop. Ce combat est aussi celui de l’espérance et de la solidarité, et il vaut tous les sacrifices.
Nous, signataires, sommes issus de traditions politiques et intellectuelles différentes. Nous avons voté, aux derniers scrutins, pour des listes et candidats différents, mais nous avons en partage la République, notre bien commun le plus précieux. Nous sommes persuadés que le moment est à l’action, pour reconstruire un sens commun, en opposition à la médiocrité et à la polarisation des opinions. Pour le salut de la nation, pour l’honneur et pour l’histoire, nous lançons un appel aux républicains de toutes les rives pour, au-delà de nos allégeances personnelles, constituer un rempart et préserver la République contre toutes les passions dangereuses, et contre tous les absolutismes, pour la justice, la paix, la démocratie et le progrès social et humain.
Paap Seen
Aida Niang
Youssou Owens Ndiaye
Aminata Libain Mbengue
Mohamed Mbougar Sarr
Fary Ndao
Charles Bâ
Racine Assane Demba
Hady Bâ
Hamidou Anne