Mis en cause pour la gestion des deniers publics durant ses deux mandats (2009-2019), l’ex-président mauritanien, Mohamed Ould Abdel Aziz, se défend, dans un entretien exclusif accordé à «Jeune Afrique», pied à pied et nie en bloc.

On dit de l’amitié qu’elle ne résiste pas à l’exercice du pouvoir. Celle qui unissait depuis plus de trente ans l’ancien président Mohamed Ould Abdel Aziz et son successeur Mohamed Ould Ghazouani n’a pas tardé à voler en éclats. Peu après son investiture, en août 2019, ce dernier s’est très vite affirmé comme le véritable chef, faisant taire ceux qui l’imaginaient sous la tutelle de son ami.

À l’Assemblée nationale, les députés ont mis en place une commission d’enquête parlementaire, dont le rapport, remis en juillet 2020, a révélé des irrégularités liées à dix marchés passés durant les deux mandats d’«Aziz». Mohamed Ould Ghazouani l’a dit et répété : il n’est jamais intervenu directement dans ce dossier.

En août 2020, Mohamed Ould Abdel Aziz, 64 ans, a été placé en résidence surveillée dans sa villa du quartier des Bourses, à Nouakchott. Il ne peut plus quitter la capitale. Ses proches disent de lui qu’il est «comme un lion en cage», lui qui s’échappait chaque week-end dans son campement de Benichab, dans l’Inchiri. En effet, ses récentes demandes pour s’y rendre ont toutes été refusées.

En mars 2021, la procédure s’est accélérée : il a été inculpé pour, entre autres, corruption, blanchiment d’argent, enrichissement illicite, dilapidation de biens publics, octroi d’avantages indus et obstruction au déroulement de la justice. L’ancien puissant chef d’État et treize de ses ex-collaborateurs ont l’obligation de se présenter trois fois par semaine au commissariat, sous peine d’être incarcérés. Ses avocats s’apprêtent à saisir l’Union africaine, la Ligue arabe et la Ligue internationale des droits de l’homme.

Aziz a toujours refusé de répondre aux questions des enquêteurs. Dans cet entretien accordé mi-avril à Nouakchott à Jeune Afrique, il revient, pour la première fois, en détails et sans détour, sur les accusations qui le visent, son récent retour sur la scène politique. Il livre aussi, en exclusivité, sa version du conflit qui l’oppose à Mohamed Ould Ghazouani qui fut son chef d’état-major des armées et son ministre de la Défense.

À Nouakchott, si seuls quelques kilomètres les séparent, un mur de silence s’est dressé entre les deux hommes, qui s’étaient liés d’amitié lors d’une formation au grade de capitaine, en 1986. Des intermédiaires se sont succédé, mais nul n’a réussi, pour le moment, à rétablir le dialogue rompu depuis novembre 2019. 

Le 7 avril, vous avez publié une lettre ouverte aux Mauritaniens, très virulente à l’égard du pouvoir, dans laquelle vous les appelez à vous rejoindre au sein du parti Ribat Al Watani, de Saad Ould Louleid. Êtes-vous devenu un opposant ?

Oui, car je suis totalement en contradiction par rapport à ce qu’il se passe dans mon pays. Par ailleurs, je n’avais jamais pris l’engagement d’arrêter la politique, après tous les efforts que j’ai faits pour tenter d’améliorer les conditions de vie de la population et de sécuriser le pays.

J’avais un parti que j’avais créé moi-même en 2009, mais le gouvernement en place s’en est saisi et me l’a confisqué. J’ai dû l’abandonner et en chercher un autre. J’en avais trouvé un [en août 2020, il s’était rapproché du Parti unioniste démocrate socialiste de Mahfoudh Ould Azizi, ndlr], mais il a été interdit.

Pourquoi avoir choisi cette formation, Ribat Al Watani ?

Car elle était la seule disponible. Chaque fois que j’ai approché un parti, il a subi des pressions ou il a craint d’être interdit. Le président de Ribat Al Watani a eu le courage d’accepter. Je vais en devenir membre et nous allons commencer à travailler dans les jours et semaines à venir pour y faire adhérer l’ensemble de nos soutiens. Nous allons également organiser un congrès, beaucoup de choses vont changer en son sein.

Dans ce même communiqué, vous attaquez toute la classe politique, comme si vous étiez seul contre tous. N’avez-vous donc pas besoin d’alliés ?

En effet, je ne m’attaque pas seulement au pouvoir, mais à une grande majorité de l’opposition. Lorsque j’étais à la tête du pays, je n’ai jamais accepté de la museler. Mais il y a récemment eu tellement de compromissions, que je n’ai en effet pas besoin d’alliés parmi ceux qui ne jouent ni leur rôle d’opposants, ni de partisans. Tout ceci ne peut avoir cours dans une démocratie normale, c’est un complot ourdi contre le peuple mauritanien.

Beaucoup de vos anciens fidèles vous ont également quitté…

Ils étaient surtout fidèles à leurs intérêts.

Dans un souci d’apaisement, votre successeur Mohamed Ould Ghazouani a tendu la main à l’opposition. Pourquoi lui reprochez-vous ce geste très attendu ?

Alors que nous sommes en pleine pandémie, ils ont triplé, voire quadruplé le budget de la présidence, en 2020 et 2021. Celui de l’Assemblée nationale a également été augmenté. Non seulement ils ont cherché à soudoyer tous les sites d’information mais, à la veille du vote, ils ont donné 300 millions d’anciens ouguiyas [soit près de 700 000 euros, les anciens ouguiyas ayant été remplacés par les nouveaux ouguiyas en 2018] aux parlementaires pour qu’ils approuvent la création de la Commission d’enquête.

Avez-vous des preuves de ce que vous avancez ? 

Des enregistrements, qui ont été diffusés en Mauritanie le prouvent. Le vice-président de l’Assemblée nationale a reconnu que les députés ont reçu 300 millions pour acheter du mobilier, c’est illégal. On gaspille l’argent public au moment où les populations en ont le plus besoin.

Et qu’ont-ils fait pour ceux qui vivent dans une misère endémique ? Ils ont fermé toutes les boutiques de distribution du programme alimentaire Emel, subventionnées par l’État afin de permettre aux plus démunis de s’approvisionner en réduisant de 40% les prix des produits de première nécessité. Dans le même temps, ils ont augmenté les salaires des députés de près d’un demi-million en deux ans. On engraisse les plus riches et on tourne le dos aux plus misérables. Je le dis car c’est une situation choquante et l’opposition n’en parle pas.

Vous ne vous êtes pas exprimé sur ce qui vous est reproché. Pourquoi ?

C’est vrai que je n’ai pas accepté de répondre à des injonctions. On ne peut pas se réveiller un beau matin et vouloir créer une commission d’enquête, car tel pays a la sienne. Alors que la mise en place d’une telle commission n’est pas prévue par notre Constitution, ils se sont appuyés sur le règlement intérieur de l’Assemblée nationale.

De plus, une telle enquête doit porter sur la gestion d’une année en cours. Or, avant mon départ, tous les comptes ont été passés au crible par la Cour des comptes. Il y a eu des erreurs de gestion, mais tout a été apuré par cette institution, seule habilitée à mener des audits. Je refuse d’entrer dans ce débat juridique, j’ai horreur de parler de l’article 93 de la Constitution [qui prévoit l’immunité présidentielle]. Je ne veux pas me barricader derrière.

Vous l’avez pourtant fait à plusieurs reprises.

Oui et je ne m’en glorifie pas. Mais la Constitution d’aujourd’hui est ainsi. Je ne reconnais aux enquêteurs aucun droit sur moi, car aucune loi ne m’oblige à leur parler. J’ai été inculpé pour, entre autres, corruption, détournement et blanchiment d’argent. D’accord, je suis prêt, démontrez-moi que j’ai pris un seul ouguiya, que ce soit au Trésor public, à la Banque centrale ou dans un autre établissement public. C’est le défi que je lance à tous les Mauritaniens, au gouvernement et aux ministres. S’il y a eu des détournements, ils ont été sanctionnés, mais le président Mohamed Ould Abdelaziz n’a jamais été impliqué.

Pouvez-vous prouver que les caisses de l’État ont bel et bien été auditées lorsque vous avez quitté le pouvoir ?

Oui, car la Cour des comptes a fait son travail chaque année, elle a tout vérifié. Concernant les revenus du pétrole par exemple, elle n’a pas trouvé un seul cent détourné. Je le répète, le budget a toujours été apuré par la Cour des comptes. Il y a eu des irrégularités effectivement, comme dans tous les pays du monde, mais les responsables ont été sanctionnés. J’ai été un président parfait et modèle lors de ma sortie.

Vous êtes également inculpé pour corruption et blanchiment d’argent, votre responsabilité pénale personnelle pourrait être engagée.

J’ai été à couteaux tirés pendant dix ans avec les hommes d’affaires de ce pays. Ils ne peuvent pas prouver que j’ai perçu un seul ouguiya frauduleusement. Et, pour qu’il y ait blanchiment d’argent, il faut qu’il y ait de l’argent sale. Or il ne peut provenir que du détournement ou de la corruption ce qui, encore une fois, n’est pas le cas.

Avez-vous déclaré votre patrimoine, comme vous l’aviez promis en 2009 ?

Oui, en arrivant et en partant.

Le procureur a annoncé avoir déjà récupéré 41 milliards d’anciens ouguiyas (94,8 millions d’euros) grâce aux saisies opérées sur les personnalités inculpées, dont 29 milliards auprès de vous et de votre gendre. Qu’est-ce qui vous a été confisqué ?

Il s’agit de maisons, qui appartiennent aussi à de tierces personnes, comme mes petits-fils ou d’autres parents. Juridiquement, aucune de ces propriétés ne porte mon nom, sauf celles que j’ai déclarées moi-même. Il y aurait également des véhicules surestimés mais aussi des chèvres, des moutons, trente gazelles à 40 000 ouguiyas ou encore 650 chameaux… mais je n’en possède pas autant ! C’est vraiment n’importe quoi. C’est la raison pour laquelle ils ne peuvent pas nous donner accès au dossier.

Le rapport de la Commission d’enquête, long de 900 pages, est très détaillé. Plus de 300 personnes ont été auditionnées, dont vos anciens ministres, qui ont reconnu des irrégularités voire des malversations et assuré avoir agi sous vos ordres.

Écoutez, il n’y a eu aucune irrégularité. Par exemple, on m’a balancé à la figure la vente des biens. Or, les terrains qui ont été vendus abritent des écoles qui ne sont plus fonctionnelles, ou encore, de vieux bâtiments qu’on appelait les « blocs ». Ceux-ci s’étendent sur 100 hectares et ont été vendus à 600 dollars le mètre carré ! Toutes les décisions ont été prises en Conseil des ministres et dans l’intérêt du pays. Alors, un Premier ministre qui dit qu’il a reçu des ordres du président, de qui allait-il les recevoir, si ce n’est de moi ? Encore une fois, prouvez-moi que ces ordres étaient irréguliers.

Dix dossiers jugés suspects ont été passés au crible, dont l’attribution du terminal à conteneurs du port de Nouakchott à la société Arise Mauritania (joint-venture entre Arise, du singapourien Olam, et le fonds Meridiam du Français Thierry Déau). Pourquoi ce marché a-t-il été passé au détriment des intérêts mauritaniens ?

Tout ce qui a été dit à ce sujet est faux. Aucun intérêt n’a été bafoué et il n’y a eu aucune corruption. Ce dossier est passé plus de dix fois en Conseil des ministres et à chaque fois il a été perfectionné. Je l’avais d’ailleurs complètement rejeté car cette société s’était engagée à créer 3000 à 4000 emplois et cette promesse ne figurait plus dans sa dernière proposition. Le même soir, le ministre des Finances, qui était chargé de coordonner les pourparlers avec cette entreprise, m’a appelé. Il m’a dit qu’elle avait finalement tout accepté. Et c’est tout.

Autre exemple : la gestion de la Société nationale industrielle et minière de Mauritanie (SNIM). Cette entreprise publique est-elle exempte de tout reproche ?

Il n’y a jamais eu de problème à la SNIM. Des directeurs sont là, il n’y a jamais eu d’intervention ni d’interférence dans les ventes, gérées par une direction commerciale autonome installée à Paris. Par ailleurs, les enquêteurs m’ont demandé pourquoi j’ai dit au ministre des Finances de prendre 40 % de la société des assurances de la SNIM. Mais je n’ai pas répondu à cette idiotie ! J’ai personnellement eu l’idée de créer cette société parce qu’on perdait beaucoup d’argent avec les assurances des sociétés étrangères. Quand j’ai vu qu’elle commençait à gagner beaucoup d’argent, j’ai dit au ministre de prendre 40 % des parts, pour réduire un peu le pourcentage de la SNIM. Mais pour l’Etat, pas pour moi ! Je ne vois pas d’irrégularités dans tout cela, mais un acharnement politique.

S’il y a un procès, parlerez-vous au juge ?

Oui, je parlerai devant la justice. Il faudra bien que je m’explique et eux aussi.

Lorsque vous avez voyagé le 2 août 2019 (au lendemain de l’investiture de Ould Ghazouani) pour Istanbul, Las Palmas et Londres, vous avez été accusé d’avoir exfiltré des biens appartenant à la présidence. Est-ce exact ? 

Cela peut se vérifier. D’abord, si j’avais voulu détourner le budget de la présidence je l’aurais augmenté, or pendant dix ans, je n’ai fait que le diminuer, jusqu’aux factures d’électricité. Les fonds spéciaux de la présidence, je ne les ai jamais consommés. Je vais vous faire une révélation : en partant de Nouakchott, je n’ai même pas emporté un dollar. J’ai commis l’erreur de voyager sans le sou, tellement j’étais pressé de laisser le nouveau président s’occuper de son pays et former son gouvernement.

Et les valises remplies d’argent ?

On a en effet parlé de 25 valises. Ils n’ont qu’à prouver tout ça !