Le constat est fait : aujourd’hui, chez les Lébu, tout le monde veut être dignitaire. On se joue des fonctions coutumières qui perdent d’avantage de leur lustre et respectabilité à l’instar des troupes de ndaw rabbin qu’on expose sous tous les chauds soleils pour meubler n’importe quelle cérémonie oubliant que le ndaw rabbin ou gammu était un rituel à l’occasion duquel on faisait le bilan comportemental de la communauté si on n’y intronisait un Jaraaf nouvellement élu.

Rakk topp mag, doom topp baay… Laakoon, Faakoon, Ñaakoon!

Et, comme pour masquer le vide de leur titre, nos nouveaux dignitaires en rajoutent jusqu’à la pitrerie. Ainsi ornent-ils leurs bonnets de gris-gris et cauris, leurs manteaux de perles et paillettes. Des cornes, queues-de-cheval et pattes de poule s’invitent dans leurs mains à la place des cannes, comme pour ensorceler le monde…  Il faut mettre un terme aux errements. La comédie doit cesser. Le dignitaire n’est pas un sorcier du paléolithique ni un magicien de cirque. Il n’est pas un crieur public et ne doit être le thuriféraire d’aucun homme politique, d’aucun groupe politique. Pour rappel : A son élection à la fonction de sëriñ Ndakaaru, sous le coup de l’espoir suscité par l’engouement général du fait de son cursus et sa prestance physique, j’avais demandé à Ablaye Matar Diop de démissionner de son poste de député et de mettre un terme à ses activités politiques1. Car je pensais qu’il devait se placer au-dessus de la mêlé, se consacrer exclusivement à sa nouvelle fonction, l’élever à son plus haut niveau et réconcilier la communauté avec elle-même et avec ses traditions. Je voyais la hauteur qu’il pouvait lui faire atteindre, qu’il peut toujours lui faire atteindre. Et je souhaitais qu’il la lui fasse atteindre. Je le souhaite toujours.

Aujourd’hui, hélas, je pleure Bassirou Diagne et Massamba Koki Diop, tellement nombreux sont les errements de nos dignitaires et notables sur toute l’étendue du Cap Vert devenu, comme disait le Ndey Ji Réew Alioune Diagne Mbor, un  cap béton. C’est comme si, en perdant sa verdeur, la presqu’île avait dépouillé les cœurs et les âmes des valeurs ancestrales. Et les dignitaires d’en perdre de l’envergure. Et les fonctions coutumières d’en perdre de l’éclat. Car les représentants de la tradition semblent ignorer qu’ils doivent sauver cette partie de nous-même sans laquelle nous ne serons plus tout à fait nous-même et perdrons notre identité. Ils semblent ignorer qu’ils doivent recoudre les liens unissant les villages et familles lébu, dissiper les malentendus et mettre un terme aux dérives. Et, tandis que se multiplient les conseils de dignitaires et notables, les uns, en quête de titres ou de légitimité, valsent d’un groupe à un autre, les autres s’intronisent Saltigué du Cap-Vert ou Jaraaf du Cap-Vert, fonctions qui n’existent pas dans la nomenclature traditionnelle, comme pour narguer leurs contestataires, distribuant des manteaux rouges à qui en veut… Et foisonnent les porteurs de titres dans tous les villages lébu oublieux du précepte rakk topp mag, doom topp baay2 et de la devise Laakoon, Faakoon, Ñaakoon3. Et l’on voit naître des Sëriñ  Wakam, Sëriñ Yoof, Sëriñ Tengéej…

Ndakaaru, vieille ville «constellée d’îles, frangée d’écumes et d’anses»

On voit naître des Jaraaf dans des localités qui n’en ont jamais eu et jusque dans des débarcadères traditionnels peuplés de pirogues. On voit naître des Laman, fonction qui n’existe plus depuis le 17e siècle avec les derniers laman de Beeñ et Sumbejun, autour de cérémonies mobilisant des personnes qui ne savent rien de l’organisation politique lébu et des autorités politico-administratives non informées. Demain on verra peut-être des jaraaf marché Sandaga, jaraf marché Tileen et consorts tout aussi clinquants, prétentieux et ignorants… Et, cependant que plastronnent les manteaux rouges, semblables à une floraison  printanière, Dakar pleure et peine à trouver un consolateur de la trempe du Sëriñ Ndakaaru Ibrahima Diop qui était comme une page vivante de l’histoire du pays lébu et qui a su surmonter les divergences l’opposant au sëriñ Ndakaaru Abdoulaye Diop et collaborer avec lui. Il disait : « prenons soin du tronc, les branches et les feuilles suivront »4. Ou de l’imaan raatib Maodo Sylla à la voix pleine de chaleur qui recommandait aux fidèles ainsi qu’à lui-même la crainte de Dieu et le respect de ses recommandations, non sans préciser que la crainte de Dieu est différente de la crainte du lion. Car, enseignait-il, celui qui craint le lion le fuit, tandis que celui qui craint Dieu s’en approche.

Ndakaaru, Dakar, la vieille ville « constellée d’îles, frangée d’écumes et d’anses »5, est dépouillé, défiguré. Son patrimoine est piétiné, son domaine maritime agressé, ses lieux de culte traditionnel profanés, ses plages privatisées, son air pollué, ses ressources halieutiques pillées, ses pêcheurs réduits au chômage, sa jeunesse malheureuse… Elle étouffe, elle est surencombrée, elle est sale, elle sent mauvais. Plus d’espaces de loisir et de détente sains : ni stade ni salle de cinéma ni bibliothèque ni médiathèque… Rufisque, Bargnie et Ndayane éprouvent des craintes. Les populations ont peur pour le peu qu’il leur reste d’environnement sain et de terres. Cependant que les terres du titre foncier 5007, appartenant à Wakam, au niveau de l’ancien camp Archinard, sont menacées et que celles de l’ancien aéroport sont en train d’être morcelées et distribuées aux plus nantis au grand dam des habitants de Tànkk entassés dans les villages de Yoff, Ngor et Wakaam abandonnés à leur triste sort et ne disposant plus de réserves foncières… Or, dans les années 1980 déjà, pour juguler la rivalité entre dignitaires suscitée et entretenue par le colonisateur puis par le gouvernement du Sénégal indépendant, le professeur Assane Sylla avait proposé, à l’occasion d’une rencontre de l’association Peey à Keur Ndiaye Lo, la rédaction d’une charte culturelle de la collectivité lébu de la presqu’île du Cap Vert qui serait une sorte de bréviaire qui ferait la genèse des fonctions et expliquerait qui peut y prétendre, comment on y accède, et apporterait les changements souhaités, etc.

«Kilifa lébu du kontar buur»

A l’occasion des conférences organisées dans le cadre du Fespénc (Festival Mémoire des Pénc et Villages de Dakar) l’idée des assises de la communauté lébu a été plusieurs fois agitée ainsi que la mise en place d’organes de régulation et de contrôle permettant de savoir qui est véritablement dignitaire et qui ne l’est que d’accoutrement. Car aujourd’hui n’importe qui peut se faire coudre un manteau et se déclarer dignitaire, sans que personne n’avise… On aime dire que le dignitaire lébu ne s’oppose pas au pouvoir : « kilifa lébu du kontar buur ». C’est peut-être vrai. Parce qu’il est lui-même détenteur de pouvoir. Mais il est fils d’un peuple qui a toujours refusé l’arbitraire, qui s’est toujours battu contre les tyrans et les rois injustes. Il vit sur une terre où, depuis plus de cinq siècles, on prône l’équité et l’égalité entre tous les hommes. Il doit donc défendre les faibles contre les abus des forts et des puissants. Il doit refuser l’excès de pouvoir, d’où qu’il vienne. Et, en tant que conseiller coutumier auprès du gouverneur, il doit porter la voix du peuple, la voix des sans voix… Car j’ai entendu dire que ce qui caractérise le peuple lébu c’est la concertation et le dialogue, qu’être lébu c’est savoir dire non quand il le faut, être dignitaire lébu c’est savoir écouter son peuple et suer pour lui.

Je pleure le Sëriñ Ndakaaru Elimane Diol qui, en mai 1847, avait menacé le damel Maissa Tenda Dior d’une guerre de trente ans s’il ne libérait pas les missionnaires Aragon et Siméon résidant au Cap Vert qu’il avait fait arrêter et garder en otage pour ne les rendre que contre rançon. Je pleure Abdou Cogna Diop qui, à la révolte de Kaay Findiw de 1914, à l’occasion du déguerpissement des pénc à la Médina, avait frappé et mis à terre deux soldats qui voulaient l’empêcher de rejoindre les émeutiers et déclaré à l’intention de leur chef : « Si vous mettez le feu à une seule baraque, je réduis en cendre le palais du gouverneur. » Cet héroïsme lui valut d’être élu Sëriñ Ndakaaru. Je pleure Jaraaf Farba Paye, le brave commandeur des abeilles, surnommé Alkaaty Mbot,  qui, à la même occasion, avait mis en fuite les brûleurs de case envoyés par les Français. Je pleure Jaraaf Alia Codou Ndoye, grand architecte de la paix, qui, en juillet de l’année 1946, est arrivé à mettre un terme à la division de Dakar en se réconciliant avec son rival jaraaf Ndiaye Paye et en réconciliant les sëriñ Ndakaaru Ibrahima Diop et Moussé Diop au cours d’une réunion tenue au pénc de mbot et présidée par Xaali Ibrahima Kane, assisté du Saltigué Deungour Ndoye et d’imaam Mbor Diéne6. Je pleure le grand sumbaar et ndey i jàmbur Ismaila Gueye qui a décliné l’invitation d’Abdou Diouf lorsqu’il a accédé à la présidence de la République en 1981 l’obligeant ainsi à venir lui rendre visite à son domicile de l’avenue Lamine Guèye (ex avenue Maginot). Je pleure Saltigué Mame Mactar Guèye, le lion indomptable…

Le cirque a assez duré. Il est temps de renverser la tendance.

Je pleure le Ndey Ji Reew Baytir Mbengue surnommé Borom Jàmbor à cause de sa bravoure à la bataille dite de Jàmboor qui libéra Yoff du joug du Cayor. Je pleure le Jaraaf Maliber Samba tombé à Mbidieum et Bagnoul Mbengue, le téméraire, qui, vers le milieu du 18e siècle, sauva son peuple contre Birame Diodio Sambel Diouma Ngor. Je pleure Golli Ngom, neveu du Jaraaf Ballobé Diop, qui, à la bataille de Bargny opposant les habitants de Ndakaaru au damel Amary Ngone Ndella Coumba, vers la fin du 18e siècle, avait ainsi parlé à ses épouses avant de se rendre au champ de bataille : «Pleurez-moi, femmes, que j’assiste à mes funérailles avant de mourir !» Je pleure Birago Samb Mbekh Mbengue. Je pleure Magori Bouba Ndoye… Bref, le cirque a assez duré. Etre dignitaire ce n’est pas que porter un manteau et embrasser le pouvoir en place. Il s’agit de responsabilités à assumer. Il s’agit de se battre pour son peuple, de défendre les populations. Il s’agit de juguler les crises qui traversent sa communauté en préservant son patrimoine matériel et immatériel… Oui, nos fonctions coutumières ont encore leur utilité. Je ne parle pas seulement de leur dimension sociale. Car, ici et ailleurs au Sénégal et en Afrique, elles peuvent aider notre nation à répondre aux questions qui se posent à elle, elles peuvent aider notre pays à sortir du sous-développement. Il est donc temps de renverser la tendance.

Et c’est nous même qui pouvons le faire. Je dis bien nous les Dakarois d’origine et d’adoption, car ce patrimoine est nôtre et nous devons le préserver. Comme nous devons préserver ce bel arc en ciel fait de toutes les communautés qui font la beauté de Ndakaaru, le pays refuge, qui a accueilli et intégré les Diop du Djolof, les Faye du Sine, les Diol du Fouta, etc. La terre de teranga qui a accueilli et adopté Guinéens, Maliens, Cap-Verdiens, Libano-Syriens, etc. Qui a eu à accueillir comme un prince monseigneur Benoît Truffet, chef de la première mission catholique dakaroise, ainsi que Cheikhna Cheikh Sadhbou Cherif qui a prédit que son sang et le sang lébu à travers la descendance du Ndeyi Jàmbur Cheikh Youssou Bamar Guèye, autrement appelé Alkaaty Kaay, seront mêlés jusqu’à la fin des temps. Cette terre du couchant qui a vu naître Seydina Limamou Laye, le généreux fils de la généreuse Mame Coumba Ndoye, qui recommandait à ses disciples de faire tomber les clôtures de leurs maisons et de céder de la place aux nouveaux arrivants. Cette terre où El H. Malick Sy a fondé en 1905 sa zawiya sur des parcelles gracieusement cédées par El Hadj Momar Sen i Mbaas et dont l’hospitalité est célébrée  par Serigne Touba à travers Ibra Bineta Guèye et son épouse Anna Faye. Cette terre ou repose Seydou, fils de Nourou, fils de Cheikh Oumar Foutiyou Tall. Cette terre sur laquelle est descendue la Mosquée de la Divinité. Nous y reviendrons, s’il plait à Dieu…

Si nous échouons, le monde poursuivra sa route sans nous…

En attendant, je pense humblement que l’urgence, pour nous, c’est de travailler à la réconciliation et aux retrouvailles de la grande famille lébu. Il est normal qu’il y ait des conflits, mais il est anormal de les laisser durer et pourrir et empoisonner le monde. Or, les miasmes de la division de notre communauté se sentent partout. Et, Ablaye Matar Diop (je ne parle pas du Sëriñ Ndakaaru, mais du père, de l’oncle, du frère et du cousin), Ablaye Matar Diop donc, puisqu’il faut toujours quelqu’un pour commencer, doit, à l’instar d’Alia Codou Ndoye et d’Ibrahima Diop Anta Guèye, faire preuve d’humilité et de responsabilité, user des outils traditionnels de fabrication de la paix et de la cohésion sociale, prendre langue avec les uns et les autres, mais d’abord avec Pape Ibrahima Diagne, Youssou Ndoye et tous les autres dignitaires, qui doivent fournir le même effort sur eux même, pour trouver des solutions aux problèmes qui se posent actuellement à notre communauté éclatée en plusieurs conseils de dignitaires et notables. Car nous sommes comme les doigts d’une main. Nous ne sommes utiles et efficaces qu’ensemble, dans la franche, saine et sincère collaboration. Car, tout ce que nous puissions avoir, si nous n’avons pas la paix, l’entente et la solidarité, la cohésion et l’harmonie dans le fonctionnement de nos institutions traditionnelles, nous n’avons rien, nous ne sommes rien…

Il s’agit là, en vérité, d’un vœu largement partagé, on pourrait même parler d’une demande sociale. Et si nous répondons favorablement à cet espoir de presque tout un peuple, ce serait un énorme succès pour tous les membres de la communauté qui réconcilierait, j’en suis convaincu, notre génération avec elle-même et avec ses devancières qui sont dans l’au-delà. Je serais heureux si tout le monde s’impliquait en actes, en paroles et en prières. L’enjeu en vaut la chandelle. Je pense notamment au khalife général Serigne Babacar Sy Mansour, à l’imaam Alioune Moussa Samb, à Seydina Issa Thiaw Laye, Djibril Salam Guèye, Souleymane Paye Billy, Mame Mactar Guèye de l’Ong Jamra, Assane Guèye de l’Ong Acd, Serigne Mbaye Diène de l’Apecsy, Alia Diène Drame du Peey, Mbaye Youm, Ismaila Diagne, Djibril Samb… Si nous échouons (Dieu nous en garde), le monde poursuivra sa route sans nous, je veux dire sans l’héritage dont nous sommes dépositaires et gardiens et que nous devons transmettre à nos enfants qui doivent à leur tour le transmettre à leurs enfants, ainsi de suite au fil des siècles, au profit de l’humanité entière…

ABDOU KHADRE GAYE

ÉCRIVAIN, PRÉSIDENT DE L’EMAD

MAI 2021

1/Voir ma contribution : « Ma réponse à la question du Député-Sëriñ Ndakarou »

2/Le préceptesignifieque le petit frère doit suivre le grand frère et le fils le père. Elle renvoie selon certains au fait que ni le petit frère ni le fils ne peuvent prétendre à une fonction à laquelle prétend le grand frère ou le père. Cette interprétation est aujourd’hui fortement contestée.

3/La devisequ’on peut lire sur le mur du siège de Santhiaba à la rue 17×22 de la Medina renvoie à l’histoire, à la terre et au peuple lébu. En wolof ça donne : Lawoon, Fawoon, Ñawoon.

4/J’ai entendu cette formule du Sëriñ Ndakaaru Ibrahima Diop de mon oncle Mbaye Youm.

5/Léopold Sédar Senghor, son poème « Retour de Popenguine »

6/Voir ma contribution : « Leçon d’un architecte de la paix : Comment Jaraaf Alieu Codou Ndoye a réconcilié Ndakarou ? »