Depuis deux ans, Vincent Bolloré, qui doit prendre sa retraite le 17 février 2022, a énormément étendu son influence dans les médias et le milieu culturel. La cellule investigation de Radio France a mené une enquête sur ce « super influenceur ».
Du cinéma à la musique, en passant par les livres, les jeux vidéo, mais aussi les médias et la communication, l’emprise de Vincent Bolloré et de son groupe Vivendi est inédite. À la veille d’une élection présidentielle, enquête sur un industriel qui accroît sa sphère d’influence. En 2005, la toute nouvelle chaîne Direct 8, faite de bric et de broc, est raillée par les professionnels du secteur.
Prendre le pouvoir ou faire de l’argent ?
Vincent Bolloré ouvre lui-même l’antenne avec Philippe Labro. Quelques années plus tard, le ton est tout autre : l’industriel breton prend la tête du groupe publicitaire Havas, puis du groupe Canal+ et de la chaîne tout info I-Télé (qui deviendra CNews en 2017). L’an dernier, il rachète lee groupe de presse Prisma, dont le portefeuille contient des magazines comme Géo, Voici, Ça m’intéresse ou Capital, avant de lorgner sur les actifs du groupe Lagardère avec Europe 1, Le Journal du Dimanche et Paris Match. À cela s’ajoute le groupe Hachette, numéro trois mondial de l’édition, qu’il va fusionner avec sa société Editis. Le 17 février 2022, le groupe de Vincent Bolloré aura 200 ans, l’occasion pour son patron de passer la main à ses quatre enfants. Il l’a déjà fait en partie. Son fils Cyrille est devenu PDG du groupe en 2019. Et Yannick, qui dirige Havas, est aussi président du conseil de surveillance de Vivendi depuis 2018. Vincent Bolloré continue cependant d’exercer un rôle de censeur et de conseiller. « Il souffle à l’oreille du président », explique Loïc Dessaint, de la société de conseil en investissement Proxinvest. Et beaucoup ne pensent pas qu’il se retirera paisiblement sur son bateau, d’autant qu’il mène tambour battant son offre publique d’achat (OPA) sur le groupe Lagardère.
Vincent Bolloré adore rappeler, comme il l’a encore fait le 19 janvier 2022 devant la commission d’enquête sénatoriale, qu’il a construit sa fortune en sauvant une usine qui appartenait à sa famille. Certes, il est né dans les Hauts-de-Seine, il a fait ses études à Janson-de-Sailly, et il a commencé à travailler dans une banque. Mais en 1981, il rachète effectivement pour deux francs seulement la papeterie familiale bretonne d’Ergué-Gabéric, qui avait prospéré grâce au papier pour bibles et pour cigarettes avec la marque OCB : Odet-Cascadec-Bolloré. L’homme a le sens des affaires. Dès 1984, l’entreprise qui était en faillite renoue avec la croissance en recentrant son activité sur les films plastiques et les emballages. Cette même société pèse aujourd’hui 20 milliards d’euros. Mais, la fortune du groupe se construit avant tout autour du transport et de la logistique. Avec en particulier le développement d’une quarantaine de lignes de chemin de fer et de concessions portuaires dans plusieurs dizaines de ports du golfe de Guinée, en Afrique. Cette implantation africaine lui vaut aujourd’hui des déboires judiciaires. Vincent Bolloré est sous la menace d’une comparution prochaine devant un tribunal correctionnel, sa société Bolloré SE ayant déjà écopé d’une amende de 12 millions d’euros pour des faits de corruption. Le groupe devrait bientôt se séparer de ses filiales africaines. La compagnie italienne MSC propose de les lui racheter pour 5,7 milliards d’euros.
Celui qui a été surnommé le « petit prince du cash-flow » dans les années 1980 a souvent utilisé la même méthode pour prendre le pouvoir de ses entreprises. Il entre au capital d’une société de façon amicale au départ, puis il rachète par petits bouts des actions, pour finalement prendre le contrôle de sa proie. Quand cette stratégie échoue, il encaisse tout de même des plus-values conséquentes. « Il n’a pas réussi à prendre Ubisoft aux frères Guillemot, mais il a tout de même empoché plus d’un milliard d’euros de plus-value en revendant ses parts », rappelle Loïc Dessaint, de la société Proxinvest. Il a appliqué cette stratégie avec succès dans le milieu de la communication et des médias avec Havas, Canal+ et aujourd’hui le groupe Lagardère. « C’est un serial killer. Il utilise toujours la même méthode. En rachetant la chaîne Direct 8, les dirigeants de Canal+ ont fait entrer le loup dans la bergerie », constate Isabelle Roberts, coauteur de L’Empire et fondatrice du journal en ligne Les Jours.
La valse continue des personnels
Son empire est désormais tellement conséquent qu’il a fallu plus de six minutes au rapporteur de la commission d’enquête sénatoriale David Assouline pour citer l’ensemble de ses actifs. Ils englobent des salles de spectacle comme l’Olympia, les maisons d’édition de sa filiale Editis, l’agence de communication Havas en passant par l’institut de sondage CSA, mais aussi des chaînes de télévision telles que Canal+, C8, CNews, les magazines de Prisma, comme Géo ou Ça m’intéresse, les jeux vidéo de Gameloft ou encore la plateforme Dailymotion. Le groupe possède aussi 49% du capital de Lagardère, et s’apprête à faire entrer dans son giron Europe 1, le JDD et Paris Match ainsi que le géant de l’édition Hachette. « Ce n’est pas moi qui décide c’est Arnaud Lagardère », a rappelé Vincent Bolloré devant les sénateurs. Sauf que depuis juillet dernier, Arnaud Lagardère a mis fin au statut de commandite qui lui permettait de rester le patron de son groupe, même s’il n’en était plus l’actionnaire majoritaire. « Maintenant, c’est beaucoup plus difficile pour lui, avec Vivendi dans son conseil d’administration, de ne pas tenir compte de l’avis de son futur actionnaire de contrôle », explique Loïc Dessaint. Les équipes d’Europe 1 ont d’ailleurs déjà compris ce que signifiait leur rattachement à la chaîne CNews du groupe Vivendi. « Dès le mois de mai 2021, la direction nous a dit que d’une façon ou d’une autre, nous étions déjà des salariés de Vincent Bolloré », rappelle Olivier Samain, délégué SNJ à Europe 1 jusqu’en octobre dernier. En se mettant en grève pendant une semaine, la rédaction s’est opposée à ce qu’elle a appelé une “CNewsisation” de son antenne. Mais dès l’été 2021, la cérémonie du 14 juillet a été diffusée en simultanée à la télévision et la radio.
Plusieurs journalistes de la chaîne CNews ont ensuite pris place sur la grille d’Europe 1. Et des tranches communes le soir et sur la matinale du week-end ont été mises en place. « La perspective d’une élection présidentielle avec Louis de Raguenel, venant de Valeurs Actuelles, comme chef du service politique, l’absence de moyens pour le reportage, la fin des correspondances à l’étranger, tout ça montrait bien que l’on n’allait pas pouvoir travailler correctement », explique une ex-figure de l’antenne. Même chose à CNews, où rares sont ceux qui restent de l’ancienne équipe. Cette reprise en main éditoriale d’Europe 1 inquiète aussi dans les rédactions du JDD et de Paris Match, qui appartiennent au même groupe. L’éviction d’Hervé Gattegno, directeur des deux rédactions, en octobre dernier après une Une de Paris Match sur Éric Zemmour et sa collaboratrice, avait déjà provoqué une certaine émotion. L’arrivée de Patrick Mahé et de Jérôme Bellay, respectivement à Match et au JDD, avait un peu rassuré les équipes. « Ce sont des professionnels du journalisme même s’ils sont Bolloré-compatibles », reconnaissait il y a peu un membre de la rédaction du JDD. Mais Jérôme Bellay, 79 ans, a subitement été remplacé par Jérôme Béglé, directeur adjoint de la rédaction du Point, par ailleurs habitué des plateaux de CNews. La Société de journalistes (SDJ) du journal a alors fait part de sa vive inquiétude.
« S’ils forcent trop les choses, beaucoup de collaborateurs se disent qu’ils vont partir », explique une journaliste. Mais le départ de l’ensemble d’une rédaction n’a jamais vraiment fait peur à Vincent Bolloré. N’avait-il pas expliqué à Canal+ en 2015 qu’un peu de terreur faisait bouger les gens ? « Ce hiatus sur l’interventionnisme, c’est toujours à cause de deux ou trois mêmes histoires à Canal+ qui se poursuivent depuis cinq ans… », a déclaré Vincent Bolloré devant le Sénat. Il est vrai qu’en 2015, lorsqu’il a pris le contrôle de la chaîne, la purge avait été rapide, avec la disparition des « Guignols de l’Info », du « Zapping » et de l’investigation. Juste avant que le couperet ne tombe, Vincent Bolloré avait demandé la déprogrammation d’un documentaire de Nicolas Vescovacci et Geoffrey Livolsi consacré à l’évasion fiscale mettant en cause l’ex-patron du Crédit Mutuel, Michel Lucas. Les déclarations publiques de Vincent Bolloré sur sa définition de l’information et de l’humour, restent gravées dans les mémoires des salariés des entreprises qu’il s’apprête à contrôler. D’autant plus qu’en 2021 encore, Sébastien Thoen a été renvoyé de Canal+ après un sketch qui a déplu. Tout comme ceux qui l’ont soutenu au service des sports. « Je n’ai pas le pouvoir de nommer les gens dans les chaînes », s’est défendu de son côté Vincent Bolloré en s’adressant aux sénateurs.
Arme de prédilection : les menaces judiciaires
Si Vincent Bolloré inquiète aussi dans les rédactions, c’est à cause de sa propension à lancer des procédures judiciaires. L’ex-rédacteur en chef adjoint de l’investigation à Canal+, Jean-Baptiste Rivoire, vient d’apprendre qu’il est assigné au tribunal des prud’hommes pour avoir témoigné en octobre 2021 dans un film de Reporters sans Frontières consacré aux méthodes de Vincent Bolloré. Il lui est reproché de ne pas avoir respecté la clause de silence qu’il avait signée au moment de sa rupture de contrat avec Canal+. Des reproches similaires lui ont été signifiés par ses ex-dirigeants pour son ouvrage L’Élysée (et les oligarques) contre l’info. Même constat pour Nicolas Vescovacci, coauteur d’un livre sur le magnat des médias Vincent Tout Puissant, sorti en 2018 chez JC Lattès. « Le livre n’était même pas sorti que j’ai reçu une lettre d’huissier, me disant que par mes SMS et mails répétés, je gênais la bonne marche de l’entreprise. Alors que je cherchais juste à faire mon travail et à recueillir des éléments contradictoires pour mon enquête », explique le journaliste qui attend une nouvelle audience.
Même des particuliers peuvent être ciblés. C’est le cas d’un enseignant à la retraite, Thierry Lamireau, qui a été poursuivi jusqu’en cassation par les avocats de Vincent Bolloré, pour avoir partagé sur son blog un article du média Basta ! consacré à l’accaparement des terres en Afrique. « J’ai gagné trois fois mais j’ai dû sortir de ma poche 10 000 euros de frais d’avocat », explique l’enseignant qui a cru à une blague le jour où il a reçu sa convocation judiciaire. En octobre 2016, après une grève d’un mois, l’ensemble des journalistes de I-Télé avaient quitté la chaîne par crainte d’un interventionnisme de l’actionnaire. On voit aujourd’hui, le même phénomène se reproduire à Europe 1. « Nous ne détruisons pas de rédactions. Les gens partent d’eux-mêmes et nous reconstruisons avec de nouvelles personnes », s’est justifié Vincent Bolloré devant le Sénat. « C’est en mettant des fidèles qu’il fait sa ligne », explique cependant Raphaël Garrigos du média Les Jours. Les choix éditoriaux de CNews ont radicalement changé. Des messes sont diffusées. Et des plateaux avec une forte présence d’éditorialistes de médias plutôt marqués à droite occupent désormais l’antenne. Des intervenants réguliers venus de rédactions comme celle du site Boulevard Voltaire, créé par Robert Ménard, ou de Valeurs Actuelles y participent.
Certaines personnalités plus à gauche comme Laurent Joffrin ou Julien Dray interviennent encore dans ces débats, mais d’autres comme Alexis Lévrier, enseignant à l’université de Reims, ont renoncé à s’y rendre. « En plateau, vous êtes seuls face à des éditorialistes ou des personnalités plutôt marquées à droite, voire à l’extrême droite. Il est impossible de faire passer un propos nuancé », regrette l’enseignant. Fait inédit cette année : la chaîne a contribué à faire grimper la notoriété d’un candidat à l’élection présidentielle. Éric Zemmour avait été choisi sur CNews par Vincent Bolloré lui-même. « J’ai déjeuné une fois avec lui. Mon rôle est de faire venir des talents. Il était connu et vendait des livres bien avant d’être sur CNews », a balayé le patron devant les sénateurs lors de son audition. Néanmoins, « sous couvert d’économie, on peut faire de l’idéologie », poursuit Alexis Lévrier, spécialiste de l’histoire du journalisme. De son côté, la direction de CNews réfute agir sous l’influence de Vincent Bolloré. Thomas Bauder, directeur de l’information de la chaîne, a soutenu lors de son audition au Sénat qu’il n’avait jamais reçu de consignes, contrairement à l’ex-patronne d’I-Télé, Céline Pigalle, qui a expliqué avoir fait l’objet d’une demande très claire pour réaliser un reportage sur le développement des salles de spectacles de type Olympia (propriétés du groupe Bolloré) en Afrique.
Quand le groupe pousse un candidat
L’empire médiatique de Bolloré comprend aussi le secteur du jeu vidéo avec Gameloft. La cible de l’industriel, c’était la maison mère Ubisoft, mais il n’a pas réussi à l’acquérir. « Sa stratégie est d’être présent dans les médias qui forment les esprits. Or les jeux vidéo sont extrêmement présents chez les jeunes », explique Pierre-Etienne Marx, du syndicat des travailleurs du jeu vidéo. Ces jeux peuvent en effet passer des messages politiques même si les producteurs s’en défendent. « Notre projet est économique. Il n’est pas politique ou idéologique », s’est défendu Vincent Bolloré devant le Sénat. Certains de ses investissements, pourtant, ne sont pas si rentables. « Le Journal du Dimanche et Paris Match n’ont aucun intérêt économique pour Vincent Bolloré. Ce sont des titres d’influence », tempère Isabelle Roberts, du site d’information Les Jours. Une influence qui s’étend au domaine de l’édition. La fusion entre Editis, propriété de Vivendi et Hachette, propriété de Lagardère, va permettre à Vincent Bolloré de contrôler un géant de la publication. « Edithachette », comme les professionnels du secteur l’appellent déjà, possèderait près de 70% de l’édition scolaire, plus de 50% du livre de poche, les deux dictionnaires Larousse et Le Robert, et plus d’une centaine de maisons d’édition comme Plon, La Découverte, Fayard ou encore Grasset.
« Il sera impossible de sortir un livre sur Vincent Bolloré dans le giron des éditions Hachette ou Editis », affirme Nicolas Vescovacci. La nomination de l’éditrice d’Éric Zemmour, Lise Böell, chez Plon, propriété d’Editis, a déjà créé quelques remous. « Elle est arrivée avec des auteurs rentables comme Éric Zemmour, mais aussi Philippe de Villiers… », explique Nicolas Gary, directeur de la publication ActuaLitté. Certes, il existe plus de 3 000 maisons d’édition en France, et il y aura toujours une place pour publier un ouvrage critique. Mais pour quelle diffusion ? « Le futur groupe Edithachette va représenter jusqu’à 100% des petits points de vente », s’inquiète Pierre Dutilleul, du Syndicat national de l’édition. Des auteurs comme Véronique Ovaldé redoutent une perte de biodiversité littéraire, tout comme les petites maisons d’édition indépendantes. « Je vis grâce à un modèle qui fait que des lecteurs entrent en librairie et trouvent mes livres alors qu’ils ne venaient pas les chercher », explique l’éditrice indépendante Sabine Wespieser. La réorganisation du groupe risque d’avoir aussi des conséquences sociales. « Editis et Hachette représentent 40% des salariés de la branche. En termes de dialogue social, il pourra imposer ses conditions à tout le monde », s’inquiète Martine Prosper, représentante CFDT du livre et de l’édition.
« Ce qu’il restera de cette histoire c’est que Vincent Bolloré est un faiseur de candidat« , pense Isabelle Roberts. Mais un tel pouvoir d’influence aux mains d’un seul homme ne doit-il pas être tempéré ? C’est la question que se pose la commission d’enquête sénatoriale sur la concentration des médias qui doit remettre son rapport en mars. Une autre commission pilotée par Bercy et le ministère de la Culture travaille aussi sur le sujet. Car la loi anti-trust de 1986 est aujourd’hui désuète, puisqu’elle n’empêche pas de cumuler radio, télévision, livres et presse écrite. Elle est aussi dépassée par des géants du numérique comme Google ou Facebook, vecteurs d’information principaux chez les jeunes aujourd’hui. Pourquoi empêcher Vincent Bolloré d’investir autant dans la presse alors qu’il est « minuscule » face à Amazon, Google, Apple et autre Netflix, argumente-on au sein du groupe. Même son de cloche du côté de la société Bouygues qui veut fusionner TF1 avec le groupe M6. On connaîtra le contour exact du futur groupe de Vincent Bolloré le 17 février, notamment dans l’édition… Au cas où il prendrait trop de place, certains éditeurs et libraires se préparent déjà à déposer des recours devant les autorités de la concurrence.