Les êtres qui nous sont proches, auxquels nous portons une admiration sans bornes, sont habituellement des parents et des amis d’abord. Ensuite seulement, en les pratiquant dans les cercles familiaux ou amicaux, nous leur découvrons suffisamment de qualités pour les placer sur un piédestal.
Avec Mame Less, ce fut l’inverse. Je l’ai aimé avant de le connaître. Le charme de l’intellectuel sur le gamin que j’étais a opéré bien avant la complicité au sein de la parentèle.
J’étais jeune, le monde était fou, l’agitation régnait, la télé se contentait le plus souvent de divertir. Et un jour, assis dans le salon familial, un œil négligemment posé sur l’écran, il y est apparu. Puits de sciences dans un océan d’incertitudes, voix de la raison dans le bruit ambiant d’une société dont les fractures étaient de plus en plus visibles.
Je buvais ses paroles. Je dévorais ses textes. Ses analyses dont je ne percevais pas encore toute la profondeur et les subtilités suffisaient à me donner l’agréable impression d’être moins condamné à la bêtise.
Plus tard, au moment de choisir le métier de journaliste, il fit partie de mes influences décisives. Personne ne m’avait encore dit que nous avions le même sang. Celui du patriarche des îles dont sont issus sa mère et mon père. Celui pour lequel il évoquait notre cousinage ; évocation que je laissais volontairement aller en sens unique.
Car, en plus de la différence d’âge, le qualificatif cousin m’apparaissait réducteur pour désigner un homme que j’admirais tant. Je l’appelais « doyen », à la fois par respect et pour affectueusement le taquiner. Il s’en offusquait. Nous en riions ensemble.
Mame Less, c’était un verbe élégant, une générosité dans le partage du savoir, une intelligence supérieure dont l’humilité échouait à réduire le scintillement. La première fois que je lui ai parlé, il m’avait invité ou plutôt convoqué chez lui par l’intermédiaire d’un autre membre de la famille.
Il m’avait grondé sans se départir de sa bienveillance, me reprochant de ne pas chercher à raffermir les liens familiaux. Je promis de passer le voir et de l’appeler souvent. Je m’y suis tenu, autant que j’ai pu, jusqu’à ce que la maladie l’empêche de répondre à mes appels et messages annonçant une visite.
Quand un coup de fil pour prendre des nouvelles durait finalement une heure ou plus, il s’en autoproclamait responsable. « Je parle trop boy comme tous les vieux », disait-il dans un rire affectueux, sans se soucier de mes protestations.
Moi qui ne me lassais jamais de son érudition, de son regard pénétrant mais plein d’humour sur les mutations de la société, de ses références culturelles, de ses souvenirs de la RTS, de BBC, des chroniques dans Walf et Le Matin sous pseudonyme, du Synpics, du Cesti etc.
Il était une mémoire vivante et lumineuse traversée par un grand regret au soir de sa vie : celui de n’avoir pu rédiger ses mémoires du fait d’une vue déclinante. Il avait accepté ma proposition de l’enregistrer et de retranscrire nos conversations mais la mort a eu le dernier mot. Comme pour sa promesse de m’accompagner à la découverte de mes racines insulaires qui lui tenait à cœur et que désormais je devrais concrétiser seul.
Je l’ai connu tard, il est parti tôt. Je l’ai aimé de loin,et de près comme tous ceux qui l’ont côtoyé. Car il était impossible de ne pas lui rendre l’amour et la bienveillance dont il enveloppait les autres.
Nous perdons un grand esprit témoin de son temps, un formateur de consciences éclairées qui restera une inspiration pour de nombreuses générations.
Mame Less Camara fut bon.
RACINE ASSANE DEMBA