On a l’habitude chez nous de toujours critiquer le pouvoir, de ne rien lui pardonner et de tout excuser à l’opposition, comme si le mal était dans le pouvoir même et que le statut d’opposant était une garantie d’impeccabilité ou un permis d’inconduite. Ainsi, d’alternance en alternance, nos acteurs politiques sont applaudis ou hués, et applaudissent ou huent eux-mêmes, selon qu’ils sont dans le pouvoir ou dans l’opposition. J’ai réfléchi et compris qu’il était beaucoup plus facile de déchoir un élu jugé mauvais que d’élire un homme bon, ou tout simplement meilleur que celui que l’on a déchu. J’ai compris que qui que l’on puisse élire en régime démocratique, il y aura toujours des adversaires pour surveiller son action et le critiquer (ce qui est normal), pour lui faire des contre-propositions (ce qui est normal), pour gêner son travail, le diaboliser et le mettre en mal avec les populations, et le faire haïr (ce qui est anormal). Et j’ai compris Khalil Gibran s’écriant : « Pitié pour la nation où l’on accueille un nouveau souverain aux accents de la trompette pour le renvoyer sous les huées et en acclamer un autre aux mêmes accents de trompettes que le précédent

Et j’ai décidé, dans mon présent papier, de faire la critique-citoyenne des dérives politiciennes de la coalition Yewwi Askan Wi qui influence fort le climat politique sénégalais d’aujourd’hui caractérisé par l’animosité, le mensonge et la caricature et dont la présidence de la conférence des leaders est assurée par Khalifa Ababacar Sall. L’homme, il est vrai, a subi une grande injustice de la part du pouvoir actuel. Il la subit toujours ; et beaucoup d’autres avec lui… Je dénonce aujourd’hui, plus que jamais, le fait qu’il soit privé de ses droits civiques et politiques. Je dénonce… Mais je me sens si triste quand je vois ce disciple de Senghor et compagnon d’Abdou Diouf emporté comme une feuille morte par ce vent de révolte juvénile, haineuse et vengeresse qui ne lui ressemble guère. Je devine que beaucoup de personnes qui l’appréciaient et qui l’apprécient toujours, peut-être, éprouvent le même sentiment de désolation devant le spectacle de son ravalement au rang de comparse par des novices en politique, amoureux du sensationnel et grand amateur d’autodafés ; et cela malgré son titre de président. 

Impossible de libérer son peuple si l’on ne se libère pas d’abord… 

Car seul l’homme qui s’est rendu libre est capable de se battre pour la liberté : on se libère d’abord (yewweeku), après s’être réveillé (yeewu), avant de songer à libérer son peuple (yewwi). En effet, comment celui-là qui demeure l’esclave de ses propres démons intérieurs peut-il songer à libérer un peuple ? S’il tente l’expérience, le yewwi perd son i, et, plutôt  que de libérer son peuple, il l’enchaîne davantage (yeew) en semant dans les cœurs de ses membres les graines de sentiments qui les enlaidissent, les alourdissent et les plombent. Et les chaînes du mensonge et de la manipulation, s’ajoutant aux carcans de la pauvreté, écrasent davantage son peuple. Et du « Yewwi Askan wi » (libérer le peuple), on passe au « Yeew Askan wi » (enchaîner le peuple). Et notre libérateur alors devient semblable à l’homme de la parabole biblique qui voit la paille dans l’œil de son prochain, mais pas la poutre dans son œil, et qui ignore qu’il lui faut d’abord enlever la poutre de son œil pour voir clair et enlever la paille dans l’œil de son frère ou bien au chantre de la paix qui injurie et agresse, et qui, peut-être, sans le savoir, sème la haine et la violence. Or, celui qui veut la paix doit semer l’amour et la justice. Qui se veut libérateur doit d’abord se libérer de ses propres chaînes qui ont pour noms méchanceté, jalousie, orgueil, haine, esprit de vengeance, etc. Qui aime son pays se bat pour le bien-être de ses populations et non contre des hommes. Car celui qui se bat pour quoi que ce soit au monde, dit le poète, fait appel à l’amour, là où celui qui se bat contre fait appel à la haine.

L’adversité politique n’est pas une guerre, l’adversaire politique n’est pas un ennemi à abattre

À écouter les acteurs politiques de chez nous (surtout ceux de Yewwi), à voir et entendre leur discours de campagne, les commentaires et les jubilations d’après élections, on a comme l’impression que l’adversité politique est une guerre, l’adversaire politique un ennemi à abattre et que le vote a pour fonction de trancher entre des anges et des démons. Bien au contraire, le suffrage universel est une affaire de nombre de voix, pas de qualité de voix. Il n’a pas pour vocation de trancher entre les bons et les mauvais, les intelligents et les moins intelligents : remporter les élections veut tout simplement dire que la majorité des votants est d’accord avec toi, mais pas que tu es le meilleur, le plus intelligent, le plus parfait. Faire foule ne signifie pas qu’on a raison, surtout dans notre pays où Cheikhou Charifou a fait foule, de même que Djo Balard et Vaidehi… Kounkande a explosé le net. Et le très rusé Pawlish Mbaye qui, semble-t-il, a deviné les cœurs de nos concitoyens, de montrer la meilleure formule pour appâter notre public si frivole : jouer le fou à défaut de le devenir. Mais cette quête de majorité ne doit pas être pour l’acteur politique digne de ce nom une raison pour accroître l’abrutissement des populations par la manipulation malsaine et la théâtralisation outrancière, pour en faire des marionnettes, une foule idiote et méchante à jeter comme des chiens de garde sur quiconque s’oppose à lui ou lui fait ombrage. Bien au contraire, par la qualité du discours, le débat sain, la bonne information et aussi la formation on arrive quelque peu à corriger ces imperfections du système démocratique. Les sages et les vrais démocrates savent qu’il arrive bien souvent que la vérité soit du côté de la minorité. C’est la raison pour laquelle ils sont humbles et font preuve de respect et d’ouverture à l’égard de tous. Chaque vérité a son heure. Et l’avenir, disent les Wolofs, appartient à Dieu. Seuls les fous lui crachent dessus.

Les leaders de Yewwi et leurs thuriféraires doivent libérer leur esprit et se curer le cœur…

Ils doivent savoir que toute dérive est condamnable, qu’elle soit le fait du riche ou du pauvre, du fort ou du faible, du pouvoir ou de l’opposition, et qu’il n’y a pas plus injuste qu’un justicier sans morale, plus dangereux qu’un homme politique qui ainsi raisonne : « Une injustice qui me profite est bonne. Celle qui profite à mon adversaire est un scandale. » Bref, comment peut-on tenir meeting avec Khalifa Sall et traiter Aminata Mbengue Ndiaye de « suceur de sang du peuple » ? Comment peut-on s’accommoder Assane Diouf et s’émouvoir parce que Macky flirte avec Kaliphone ? Comment peut-on accuser Wade d’antisystème et grand détourneur de denier public et le fusiller, pour ensuite le ressusciter et battre campagne avec lui et chanter ses louanges ? Comment peut-on refuser de façon aussi ostentatoire de répondre à l’appel téléphonique de Karim sous prétexte qu’il a mauvaise haleine et lui faire l’accolade et l’embrasser, aujourd’hui, en se réjouissant de sa bonne odeur ? Comment peut-on ainsi se comporter et faire croire qu’on abhorre le reniement et oser qualifier Mansour Sy Djamil de versatilité et Serigne Modou Kara de complicité avec le « système » ? Comment peut-on, de bonne foi, accuser Thierno Alassane Sall et Abdou Rakhmane Diouf de mercenaires politiques, et « rompre le pacte d’amitié », et refuser de s’excuser, et ensuite leur tendre si nonchalamment la main, comme si de rien n’était, en les menaçant de mort politique s’ils ne marchent pas comme on veut ? (Si ce n’est pas de la folie, c’est de la prétention, ou bien quoi alors ?) Comment peut-on (comble de sottise !) traiter de tous les noms ses adversaires politiques sans distinction pendant la campagne électorale des législatives et solliciter leur soutien après publication des résultats pour avoir la majorité à l’assemblée, et s’étonner qu’ils se souviennent de ton manque de respect et te tournent le dos ? Si de la sorte, en tant qu’opposant, tu traites tes adversaires de l’opposition, comment traiteras-tu l’opposition si jamais tu accèdes au pouvoir ? Comment peut-on dénoncer l’intolérance du pouvoir et faire montre d’autant de sectarisme ? Comment peut-on faire de la dénonciation tous azimuts, de l’insulte et de la caricature des armes politiques et crier au complot lorsque ses propres cibles ripostent avec les mêmes armes dont on fait usage ? Comment peut-on traiter Pape Diop de dinosaure politique, de poisson pourri et autres méchancetés du genre tout simplement parce qu’il a choisi le camp présidentiel avec lequel il partage la même idéologie politique, cependant qu’on s’accommode Abib Sy, Mary Teuw Niane et consort ? Comment peut-on critiquer le choix de Pape Djibril Fall de rester non inscrit pour marquer sa différence, comme si l’on ne savait pas que la démocratie c’est la liberté et la diversité des opinions et expressions ? (Et Dieu sait combien on l’aurait encensé et louangé s’il avait répondu positivement aux chants des sirènes Yewwistes) Comment peut-on prétendre que le statut de non inscrit est contraire à la morale et à l’éthique, et cela après être resté soi-même non inscrit pendant toute une législature ? Comment peut-on traiter ses propres marabouts-souteneurs de saints et tous les religieux qui soutiennent les autres de traîtres ? Comment peut-on détourner les unes de journaux de la place pour faire passer ses messages, sourd aux récriminations, et crier à l’acharnement lorsque la justice fait son travail, et parler d’humour pour se tirer d’affaire ? Comment peut-on critiquer la première dame qui danse avec ses amies et ne pas supporter qu’on ouvre la bouche lorsqu’Ousmane Sonko, prétendant au fauteuil présidentiel, se fait masser par les jeunes filles de sweet beauty ? Comment peut-on s’acharner sur Gabriel Kane parce qu’elle est reçue par le khalife général des Mourides, cependant que l’on s’était acharné sur Mamadou Ibra Kane lorsqu’il dénonçait dans une chronique la réception par la même autorité religieuse d’Assane Diouf et Clédor Sène ? Comment peut-on confondre rotation des troupes sénégalaises au Mali et désengagement du Sénégal, et traiter avec autant de désinvolture nos Jambars de mercenaires à la solde de la France …? Inutile d’allonger la liste. Tout simplement dire qu’il est temps pour ce peuple de ne plus laisser personne se jouer de son intelligence. 

La mauvaise ruse et le bluff sont les pires ennemies à long terme d’un homme politique qu’il soit du pouvoir ou de l’opposition

La malhonnêteté peut payer à court terme, mais elle se révèle toujours catastrophique dans le long terme. Nous connaissons la chanson : « On peut tromper une partie du peuple, une partie du temps. Mais on ne peut pas tromper tout le peuple tout le temps. » Car la mauvaise ruse et le bluff sont les pires ennemies à long terme d’un homme politique qu’il soit du pouvoir ou de l’opposition. Et, en vérité, si les leaders de Yewwi et leurs thuriféraires rêvent de libérer le peuple, ils doivent d’abord libérer leur esprit et leur cœur de toutes les déformations politiciennes, de toutes les haines, rancœurs et frustrations. Ils doivent arrêter de chercher à nuire à quiconque ose exposer sa différence en le contredisant et en ternissant son image par le ridicule ou par des révélations fracassantes, grossières et souvent assaisonnées de mensonges, en s’écriant tout bêtement : « lula naqari neex nañu ! », comme si l’objectif était de faire mal à l’autre et de l’humilier, lui et tous les siens. Ils doivent savoir que seul le débat contradictoire et sincère est salutaire et que le dénigrement, c’est-à-dire le fait de fouiller dans les ordures des gens et les répandre dans la rue n’est pas bon pour la cité et ses habitants, ni même pour le fouilleur de poubelles. Ils doivent savoir que les œillères et les brides ne siéent pas aux citoyens avides de liberté qui refusent la sujétion, l’intimidation et la pensée unique d’où qu’elles viennent. Ils doivent savoir que la résistance au Sénégal est une très longue histoire : des hommes ont fait face au colonisateur avec comme seule arme leur foi, leur plume et parfois avec des équipements de rien du tout face à la puissance de feu de l’adversaire ; puis d’autres se sont battus pour obtenir l’indépendance et faire du Sénégal un État fort, doté d’institutions fiables ; d’autres encore pour la démocratie, les droits humains et le développement… Ils doivent savoir que la diffamation ne rend service ni au diffamé ni au diffamateur, et que, dans tous les regroupements humains, on trouve des bons et des moins bons, et surtout (on l’a déjà dit) cesser de confondre deux choses : se battre pour le pays et ses populations et se battre pour ou contre un homme ou un groupe d’hommes. Le lion, dit la sagesse populaire, n’éprouve aucune haine envers l’antilope ni l’antilope envers le lion ou envers l’herbe. Et le tigre, disait l’autre, ne crie pas sa « tigritude » à tout bout de champ.

Bien choisir la personne à élire est aussi important que de mettre un terme à un mandat électif

Je rappelle, pour terminer, que l’alternance est une exigence de la démocratie, et que bien choisir la personne à élire est aussi important que de mettre un terme à un mandat électif. Alors, observons et critiquons objectivement ceux qui nous gouvernent, mais aussi ceux qui veulent nous gouverner, sans parti-pris. À s’acharner sur les uns et à trop ménager les autres, on risque de tomber dans le cercle vicieux décrié par Khalil Gibran, cité plus haut. Car, il arrive souvent, comme on dit, qu’on se sépare de quelqu’un de bien, parce qu’on cherche quelqu’un de très bien ; et de trouver quelqu’un de très médiocre. Alors vigilance.

ABDOU KHADRE GAYE

Écrivain, président de l’EMAD