Le pays tout entier retient son souffle. Une coalition de partis politiques et de mouvements de la société civile au Sénégal a décrété, de lundi à mercredi, trois jours de «manifestations pacifiques» pour exiger la libération des prisonniers incarcérés et la mise en place d’une commission d’enquête pour faire la lumière sur les violents affrontements survenus la semaine dernière, qui ont fait au moins cinq morts. Car, de véritables scènes d’émeute ont secoué la capitale Dakar, la grande ville du Nord, Saint-Louis, ou encore des localités situées en Casamance, fief de l’opposant Ousmane Sonko. Arrivé troisième à la présidentielle de 2019, ce dernier a été inculpé, lundi, pour «viol et menaces de mort». En effet, une masseuse l’accuse d’abus sexuel commis sous la menace d’une arme.

Relâché sous contrôle judiciaire, il reste poursuivi pour «trouble à l’ordre public». Très populaire auprès de la jeunesse sénégalaise, pourfendeur infatigable de la «corruption» supposée du clan du président Macky Sall, le leader du parti Pastef/Les Patriotes règne sur le champ de ruines que constitue l’opposition dans son propre pays. La plupart des formations de gauche, dont le Parti de l’indépendance et du travail ou la Ligue démocratique, participent toujours à la coalition gouvernementale et soutiennent sans nuance la politique de Macky Sall, formé au moule libéral. Le chef de l’État est accusé d’instrumentaliser la justice sénégalaise pour éliminer tous ceux qui pourraient l’empêcher de briguer un troisième mandat en 2024, une hypothèse théoriquement interdite par la Constitution. Mais, le président de la République, dont la sécurité du Palais a été considérablement renforcée en prévision de ces trois jours de manifestations, doit rapidement apporter des réponses économiques et sociales à une crise aggravée par l’épidémie de coronavirus et les restrictions sanitaires.

Les scènes de pillage survenues la semaine dernière ont essentiellement visé des commerces alimentaires, en premier lieu la chaîne française de super­marchés Auchan. Car, Ousmane Sonko et ses soutiens de la société civile mènent une campagne acharnée contre l’emprise de l’ancienne puissance coloniale, dont Macky Sall est accusé d’être le fidèle serviteur pendant que la population, l’une des plus pauvres du monde, s’enfonce toujours davantage dans la précarité. «Cette semaine sera décisive pour l’avenir du pays, car nous n’avons pas les capacités de maintien de l’ordre face à cette jeunesse en colère», souligne un consultant privé du gouvernement sénégalais chargé des questions de sécurité et de renseignement. Et d’ajouter : «Macky Sall n’est pas menacé par un coup d’État, mais si la situation dégénère en bain de sang, sa position va rapidement devenir intenable».

Pour comprendre les racines de la crise, il faut remonter au «Mouvement du 23 juin» 2011, communément appelé M23, lorsqu’une coalition de partis politiques et de mouvements de la société civile se mobilise pour empêcher le maintien au pouvoir d’Abdoulaye Wade, ancien mentor libéral de Macky Sall, qui voulait briguer, contre vents et marées, sur fond de suspicion de «dévolution monarchique» du pouvoir au profit de son fils Karim Wade exilé au Qatar par Macky Sall, un controversé troisième mandat. Un an plus tard, ce dernier accède à la magistrature suprême avec, en ligne de mire, l’application d’un programme commun largement inspiré par les formations progressistes du pays, et promet de s’attaquer au chômage des jeunes, principal fléau du Sénégal. Entre-temps, l’îlot de stabilité de l’Afrique de l’Ouest a découvert de considérables réserves de pétrole de gaz, ouvrant de gigantesques perspectives de croissance, dont les forces vives de la nation se sentent plus que jamais exclues.