La culture du chanvre indien, par les femmes et les enfants de l’île, est depuis des générations la principale ressource de cet archipel de la Casamance.
Entre les plants de cannabis, deux petites filles se poursuivent en riant aux éclats. Bientôt, et comme deux fois l’an, leur terrain de jeu favori sera moissonné : les femmes sépareront les graines des branches que leurs mères ont arrosées tous les jours. Dans les îles Karones, la scène champêtre est habituelle : la culture du chanvre indien est la principale ressource de cet archipel situé en Casamance, dans le sud du Sénégal.
Sur ces îles reculées, loin du tourisme et de la pêche, ne restent plus que les femmes et les enfants. «Les forces vives s’en vont dès l’âge adulte à Kafountine, à plus d’une heure de pirogue. Les hommes de l’île deviennent pêcheurs ou guides touristiques. La terre des îles Karones est plus salée d’année en année, à cause du réchauffement climatique. Alors que reste-t-il pour faire vivre les villages ? Rien, sinon le cannabis», explique Joël, un enfant de l’île devenu chauffeur dans un hôtel distant de deux heures de pirogue.
La place du village est écrasée de soleil. Trois jeunes femmes devisent à l’ombre des branches d’un grand fromager. «Le cannabis, c’est une histoire de famille. Nos arrières grands-parents en cultivaient. Tout le village, des enfants aux grands-mères, est mis à contribution pour faire pousser la yamba : les enfants séparent les fruits des tiges, et les mamies arrosent les parcelles», détaille Marie en triturant la grosse croix dorée qui pend à son cou.
Répit législatif pour les producteurs
L’or vert permet de financer les études des enfants du village, mais ne lui assure pas une prospérité démesurée. «Ce n’est pas la Colombie, ici», dit Joël en embrassant du regard les maisons basses. Ici, la vie est rude, et l’habitat modeste. «Le cannabis, c’est pour survivre, et c’est tout». De mémoire d’homme, la police n’est venue troubler la paix du village qu’une fois, dans les années 80. Sous l’égide du président Abdou Diouf, des opérations coup de poing sont menées dans les îles Karones.
«Ils sont arrivés en hurlant, ils ont arraché tous les plants, ils ont tabassé mon père», se souvient, amer, Joël. La paix est revenue dans le village, depuis protégé par des fétiches. «Tu vois, ça ?» dit-il en désignant un baobab orné de coquillages. «Ce sont nos fétiches. La police en a peur, jamais elle n’oserait venir ici.» Un catholicisme teinté d’animisme prédomine sur ces îles où même les hommes d’Eglise ne s’opposent pas à la culture du cannabis. Et pour cause : cette dernière a contribué à financer la dernière église construite dans les îles.
Un revirement législatif explique également la paix relative dont jouissent les Karoninkés : en 2007, la loi Latif Guèye laisse un répit aux producteurs et s’attaque à la demande plutôt qu’à l’offre, en punissant toute personne en possession de chanvre de peines de prison pouvant atteindre dix ans. Benoît en a fait les frais. Ce maçon de profession s’est improvisé cultivateur de cannabis il y a plus de vingt ans et a passé plus de deux ans derrière les barreaux après avoir été contrôlé en possession de quelques grammes. «C’était horrible, on était serrés comme des cochons», se souvient-il en décrivant la cellule surpeuplée accueillant les détentions préventives.
«Ce sont juste des familles qui luttent»
Sitôt libre, il a retrouvé sa femme et sa parcelle d’un demi-hectare, bien cachée derrière une cathédrale de verdure. Sur de grands draps blancs sont disposés les fruits de la dernière récolte : près de 50 kilos d’une herbe dont le kilo se monnaie à 25 000 francs CFA (38 euros). Le couvre-feu édicté par le gouvernement au printemps n’a pas entravé les allées et venues des pirogues venues de Guinée-Bissau, de Mauritanie ou de Gambie s’approvisionner en yamba.
Le client du jour fait exception : il s’agit d’un Européen, vivant dans la région depuis plusieurs décennies. «On se demande pourquoi ils ne légalisent pas. Partout où ils l’ont fait, ça a marché ! Il ne faut pas croire que les habitants des Karones sont de gros trafiquants : ce sont juste des familles qui luttent pour avoir de quoi manger», peste le sexagénaire venu faire une provision de «boulettes» auprès de Benoît. Ces petites billes de résine, vendues au tarif imbattable de 250 francs CFA l’unité, sont une nouveauté dans le commerce de l’île.
«Avant, on finissait la journée en râlant contre toute la résine qu’on avait collée aux mains, qu’on jetait. C’est un touriste qui nous a dit qu’on pouvait la vendre aussi», se réjouit Benoît. «Il ne faut pas croire que c’est un boulot tranquille, c’est beaucoup de travail», dit-il en jouant du couteau sur les tiges. «Il faut arroser plusieurs fois par jour et chercher l’eau très loin. C’est épuisant, mais ça fait qu’on a de quoi se nourrir. Que fait l’Etat pour nous, ici ? Rien. S’il n’y avait pas le cannabis, on mourrait de faim».
(Source : Le Monde)