Quand je vois tous ces jeunes et ces enfants traverser la Méditerranée dans des embarcations de fortune et s’y noyer, tel un troupeau de gnou en migration, un sentiment de tristesse, de honte et de peur envahit mon cœur. De culpabilité aussi. Car nous sommes tous coupables, les gouvernants plus que tous les autres.
L’ère de la possession matérielle et de la brillance de l’or
Et il me vient à l’esprit deux images. D’abord celle de ce pont tranchant et remuant qui mène au paradis avec l’enfer en dessous que les humains doivent traverser au jour du jugement dernier pour leur salut. D’aucuns pensent que ce pont est le symbole de ce bas monde avec ses écueils et difficultés. Quoi qu’il en soit, face au spectacle de cette foule fuyant l’Afrique pour l’Europe et dont le plus grand nombre se retrouve au fond de l’océan, je pense à ce pont de l’au-delà. Parce que, semble-t-il, dans l’imaginaire de ces immigrants clandestins, l’Afrique, c’est l’enfer (celui de l’espoir perdu ajouterait l’autre) et l’Occident, le paradis. Et on ne saurait les convaincre du contraire. Car ils sont pauvres et sont fatigués de suer pour rien, d’être compté pour rien, de vivre pour rien dans un monde qui ne sait plus apprécier que la possession matérielle et la brillance de l’or. Elles seules, de nos jours, confèrent de la valeur. Ensuite me vient l’image de cet esclave qu’on a traqué, enchainé et jeté dans la cale d’un navire pour l’emmener de force de l’autre côté de la mer où, à cause de ses tentatives d’évasion répétées, il s’est fait couper la jambe avant de se laisser mourir. Aujourd’hui, hélas, comble de paradoxe, ce sont les jeunesses africaines qui prennent d’assaut l’Occident qui se barricade et les abandonne à la mer. Mais, il ne s’agit pas de suicide. Loin de là. Car celui qui se suicide cherche la mort. Or ces jeunes cherchent un avenir. Ils veulent se sentir et être senti. Il ne s’agit pas de folie non plus. Je ne crois pas. Peut-être de désespoir ? Je ne sais. Toutefois, pour mieux appréhender le phénomène, rappelons ceci : En vue de traduire l’homme africain noir en esclavage, on a réfuté son appartenance à l’humanité. Cela a duré trois siècles de feu et de sang sur l’Afrique.
Deux siècles de travaux forcés, trésors pillés, chair labourée…
En vue de le coloniser, on a réfuté sa maturité. Et pendant deux siècles de travaux forcés on a pillé ses trésors, on a labouré sa chair. Et, aujourd’hui encore, après plus d’un demi-siècle d’indépendance, l’Occident s’acharne sur l’Afrique noire comme pour le vider de son sang et l’effacer de la surface de la terre. Et, cependant que s’estompent les appels à la dignité et à la fierté des pères des indépendances, ses dirigeants actuels mollement dénoncent et se défendent sans y croire s’ils ne se prosternent aux pieds du bourreau de leur peuple. Hélas, on a tellement nié l’homme africain noir que lui-même se nie. On a tellement chanté les louanges de l’homme blanc qu’il veut lui ressembler. Et, de nos jours toujours, à travers les produits culturels et économiques à lui servi, il se nourrit des germes de sa propre négation. Aussi pense-t-il du fond de son cœur brisé et humilié : « Est bon tout ce qui efface mon africanité. Est bien tout ce qui accentue ma ressemblance à l’homme blanc. » Et, tout naturellement, s’exilant de lui-même, il se dépigmente, porte des lentilles de protection, se défrise les cheveux, met des perruques, travestie son accent naturel… Ceux qui en ont les moyens font accoucher leur épouse en Occident pour « sauver leur progéniture de la nationalité africaine »… Car on a fait croire à l’africain noir que Dieu est blanc ; et qu’Il ne parle pas les langues tropicales. On lui a fait croire que le bien est blanc, que le bon est blanc. Que la couleur noire est synonyme de malédiction et de péché. Que ses ancêtres sont trop sombres pour le blanc paradis du bon Dieu et que la demeure éternelle conforme à la couleur de leur peau et de leur terre c’est l’enfer…
Vivement le réveil des consciences endormies…
Et notre mère l’Afrique, notre terre noire africaine, berceau de l’humanité, du monothéisme, de la science et de la civilisation, comme l’a si bien démontré Cheikh Anta Diop, est devenue un désert économique, intellectuel et spirituel. Vidée de ses entrailles, elle s’est trouvée un horizon hors de ses frontières et a établi ses centres ailleurs. Ainsi, le rêve le plus partagé par ses enfants, qui ont perdu le courage de la petite pauvreté fondatrice des vertus essentielles, c’est partir. Quitter leur peau. Quitter leur terre. Partir… Partir loin du soleil et des baobabs, en des terres de neige blanche où « l’argent se ramasse dans les rues »… Il faut le rappeler : On n’assujettit pas les peuples impunément. On ne piétine pas les croyances du prochain impunément. On n’accapare pas le bien qui appartient à autrui impunément. On ne sème pas l’inégalité, l’injustice, l’inimitié et la pauvreté sans en récolter les fruits. Car la sécurité de ton voisin, c’est ta sécurité, sa satisfaction, c’est ta satisfaction, son bien-être, c’est ton bien-être… Aujourd’hui, hélas, l’Occident, à force de piller les peuples, à force de drainer les richesses du monde en elle, se faisant oasis unique dans un désert de pauvreté, est devenu le centre d’accueil de la misère qu’il a créé autour de lui. Environné de vide, il sent sa vulnérabilité. Il sent sa fragilité. Mais il croit encore pouvoir se protéger contre le simoun d’amertume qu’il a semé et se sauver seul par la grâce du veau or. Cependant le désert avance ; l’oasis est menacée. L’enfer risque d’embraser le paradis. Et déjà le grondement souterrain du volcan de la rancœur des peuples et des siècles est audible aux oreilles qui savent entendre… Vivement le réveil des consciences endormies…