Une liasse de billets de 10 000 francs passe de main en main dans un minuscule bureau de change de la rue de Thiong, en plein centre-ville de Dakar. Derrière la vitre et les boiseries, dans l’atmosphère confinée des moquettes bleu sombre, Kéba Diouf fait la moue à l’évocation de la fin prochaine – aucune date officielle n’est avancée – du franc CFA. Cela fait dix ans qu’il travaille ici, et la plupart de ses clients viennent le trouver pour se procurer des euros et des dollars. Mais avec un taux de change à 1 euro pour 656 CFA, ils sont parfois déçus : «Ils me disent : « Avec tous ces CFA que je vous amène, vous ne me donnez que ça ! »»Alors la nouvelle devise laisse Diouf un peu circonspect. «Notre argent est très faible ! Si l’éco était un peu boosté, je pourrais comprendre, mais si ça ne change rien, pourquoi changer ?»
Annoncée par les présidents français et ivoirien samedi lors de la visite d’Emmanuel Macron en Côte-d’Ivoire, la réforme, en effet, ne modifiera pas la valeur de la monnaie utilisée par les pays membres de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uémoa ; soit le Sénégal, la Côte-d’Ivoire, le Burkina Faso, le Mali, le Niger, la Guinée-Bissau, le Bénin et le Togo), qui restera pour l’instant adossée à l’euro dans une parité fixe garantie par la France. Les vraies évolutions se trouvent du côté des réserves de change des Etats, qui ne seront plus obligés d’en déposer 50 % à la Banque de France. La BCEAO, la Banque centrale régionale, sera libre de les rapatrier à partir de l’année prochaine. Elle verra aussi les représentants français quitter son conseil d’administration et son comité de politique monétaire.
Reliquat
Ce sont ces mesures qui font dire à Moubarack Lô, économiste sénégalais proche du gouvernement, qu’il s’agit d’un pas en avant pour la souveraineté de l’Afrique de l’Ouest. «Symboliquement, c’est un grand jour !» s’exclame-t-il avec enthousiasme. «C’est une deuxième indépendance, une continuation de la décolonisation, ajoute-t-il. Plus besoin de consulter la France pour toutes les décisions de politique monétaire.» Pourtant, certaines critiques faites au franc CFA, considéré comme un reliquat de l’époque coloniale et un symbole de la Françafrique, n’ont pas été abordées par la réforme. Le projet d’une nouvelle monnaie commune aux quinze pays de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao, dont font partie les huit de l’Uemoa), baptisée «éco», remonte à la fin des années 80. Mais de nombreux économistes africains recommandent que cette nouvelle monnaie unique ait un régime de change flexible, en étant adossée à un panier de différentes devises incluant le dollar et le yuan notamment.
Il est difficile d’imaginer que l’éco, sous sa forme actuelle, lié au seul euro et avec la France en garante, puisse convaincre des Etats aux économies plus développées, comme le Nigeria, qui possède à lui seul un PIB presque quatre fois supérieur à l’ensemble des huit pays adoptant l’éco, selon la Banque mondiale. Moubarack Lô considère que l’arrimage de cette monnaie à l’euro constitue une transition nécessaire pour ne pas inquiéter les acteurs économiques et afin de ne pas voir les taux d’emprunt s’envoler face à une potentielle dégradation de la note du Sénégal ou d’autres pays par les agences de notation. Mais il reconnaît que la réforme n’aura pas d’impact réel sur la vie quotidienne des citoyens. «C’est une satisfaction psychologique.»
«Entre-deux»
«La vérité, c’est qu’on est tous dans l’expectative», tempère Felwine Sarr, économiste sénégalais partisan d’une devise indépendante de l’euro. Selon lui, le rapatriement des réserves de change représente bien un changement significatif, mais qui ne modifie pas le système en tant que tel. En écho aux préoccupations de Kéba Diouf et de ses clients, Sarr estime que la question du taux de change est cruciale. «Le défi pour les pays de la zone, c’est le projet de monnaie commune et unique de la Cédéao, et ce projet pourrait maintenant être compromis. Est-ce qu’on va mener le processus jusqu’au bout ? s’interroge Sarr. On est dans un entre-deux. Pour l’instant, ça ne change pas grand-chose. Mais on ne peut pas non plus dire que ce n’est rien.»
Le franc CFA ne disparaîtra pas complètement, puisque celui utilisé en Afrique centrale, au Gabon, au Cameroun ou encore au Congo, sera toujours en circulation dans un premier temps. «La France n’est pas vraiment prête à remettre en cause le système de la zone franc. Elle ne lâche que ce qui lui a été arraché», affirme Felwine Sarr, évoquant un sentiment antifrançais grandissant dans les pays ouest-africains.Dans les allées animées de Sandaga, le grand marché dakarois où quelques sapins en plastique ont fait leur apparition sous le soleil de décembre, la perspective du changement de monnaie reste encore floue. Ismaël Doukouré, qui vend tissus et objets décoratifs aux «toubabs» de passage, hausse les épaules avec fatalisme : «La colonisation ne finira jamais.» Le CFA n’est pas encore mort.