Prendre la parole pour crever les oreilles de son auditoire et étonner son monde a toujours existé dans tous les pays et dans toutes les cultures. Mais, c’était l’exception. Aussi, conscient du risque que courait l’intelligence avec les dérives verbale, surtout chez les populations jeunes et les bonnes femmes, des gardes fou avaient été posé sur les autoroutes du bien dire, en guise de garantie aux éventuels dérapages. Car, on le sait, le verbe est le véhicule de l’intelligence ; et l’intelligence fait la dignité de l’homme. On pourrait même dire : l’intelligence c’est l’homme. Donc, soigner la parole, c’est protéger l’intelligence, c’est protéger l’homme.

«La parole qui crève les oreilles ne saurait profiter à l’esprit»

C’est pourquoi,  Wolof Ndiaye, gardien de la sagesse populaire du peuple wolof, n’a cessé d’avertir, sachant qu’il arrive que le verbe soit le véhicule de l’inintelligence, de la bêtise… Il disait1 : « Gor ca wax ja » (on juge le noble à sa parole), comme pour sauver des trébuchements de la langue et autre reniement, d’autant plus que la parole, révélatrice de personnalité, peut-être bonne ou mauvaise, droite ou tortueuse, bien habillée, mal habillée ou toute nue ; « wax buy dejëti nopp, mënula jariñ xel » (la parole qui crève les oreilles ne saurait profiter à l’esprit), vu qu’elle ne cherche pas à informer ou à convaincre, mais bien plutôt à étonner ou à casser, car, en vérité, la parole peut vivifier mais elle peut aussi rabougrir et même tuer aussi efficacement qu’un coup de feu ; « mënë xuloo, xam lingay wax moko gën» (savoir ce qu’on dit vaut mieux que la réplique querelleuse), parce que la parole doit toujours être pensée et pesée avant d’être dite, tout comme la réplique querelleuse doit être évitée comme on évite une souillure, surtout si on sait que « la querelle est un tas d’ordure où on jette ce qu’on veut » ; « su wax feebare, na nopp yay degg wer » (lorsque la parole est malade, que les oreilles qui entendent soient en bonne santé), parce que des oreilles saines peuvent filtrer une parole malsaine.  

«Toujours couper la tête aux mots qui…»

La Grèce antique aussi a mis en garde contre les acrobaties verbales basées sur le faux dont abusaient les sophistes, ces maîtres de rhétorique qui enseignaient l’art de bien parler en public et la défense de l’indéfendable, en usant de tours de passe-passe, comme font les magiciens et certains avocats qui aiment jouer avec les mots et les idées comme avec des ballons colorés. Et, tandis que le Coran commande aux humains de ne pas s’exprimer comme s’expriment les ânes, « car la plus détestée des voix, c’est bien la voix des ânes », et compare la bonne parole à un bel arbre dont les racines sont fermes et dont les branches s’élancent dans le ciel, offrant généreusement ses fruits, l’Evangile compare la bonne parole à la bonne graine et nous apprend que ce n’est pas ce qui entre dans la bouche de l’homme qui souille, mais ce qui en sort. Tous mettent en garde contre la vulgarité et le mensonge triomphant. Quant à Saint Exupéry, il conseille à ceux-là qui usent de la parole écrite de «toujours couper la tête aux mots qui sortent la tête hors de la phrase». Il déconseille aussi la caricature, car l’ironie, dit-il, est du cancre, et oubli des visages. L’excès du rire, disait mon père, endurcit le cœur.

«Tey ma tocc fi !»

Hélas, au Sénégal, aujourd’hui, lorsqu’on a l’opportunité d’une prise de parole, on ne cherche pas à transmettre une idée, un sentiment, une émotion ou une impression, un savoir, un savoir-faire ou un savoir être, une conviction ou bien un point de vue ou une perspective. On ne cherche pas à informer, à éduquer, à transformer ou à apaiser les cœurs, loin de là ; on ne cherche pas à partager une expérience, mais alors pas du tout. Mais, on cherche à crever les oreilles des auditeurs ou lecteurs. On cherche à les étonner, à casser la baraque, comme on dit, à crever l’écran : « tey ma tocc fi ! » Ainsi, on ne tourne plus la langue trois fois dans la bouche avant de parler, comme on le recommandait jadis, on ne cherche même plus à convaincre, on veut seulement créer des échos. On veut faire jaser le peuple. C’est comme si la vérité se mesurait à la clameur soulevée par le mal dit, au nombre de commentaires suscités par le mauvais vent qu’on a charrié, hélas !

«Ku saña wax lune, mëna def lune»

Comment peut-on de la sorte manquer de respect au verbe qui nomme les créatures, permet aux hommes de communiquer entre eux et avec le ciel, de chanter et de prier ? Le mal est très, très profond, plus profond qu’on ne le pense. Car, il a touché le sommet de la pyramide social. Jadis il nous arrivait d’être choqué par certaines scènes et/ou paroles de films ou d’émissions Occidentaux. Aujourd’hui ce sont des films et émissions bien de chez-nous, produits par nos concitoyens, qui nous choquent. Aujourd’hui, ce sont des propos d’hommes politique nous gouvernant ou aspirant à nous gouverner qui heurtent notre conscience ; ce sont des propos de prêcheurs et marabouts, censés s’exprimer au nom de la morale et de la religion, qui dérangent… Aujourd’hui, hélas, c’est le triomphe des mauvaises langues. Et l’insulte, la calomnie et la délation sont devenues coutumières. D’aucuns s’en gargarisent. Et l’on plaint nos oreilles et ceux de nos enfants et petits-enfants. Et l’on éprouve des craintes, car, la vilaine parole est une mauvaise graine à la mauvaise odeur, et, comme disait Wolof Ndiaye, « ku saña wax lune, mëna def lune » (qui ose dire n’importe quoi, osera faire n’importe quoi). Et l’on éprouve des regrets et des peurs…

ABDOU KHADRE GAYE

Ecrivain, Président de l’Emad

1/ Voir mon article intitulé «Ainsi Parlait Wolof Ndiaye : Plongée dans la sagesse des siècles pour allumer les mémoires oublieuses»