Que serait devenu Thomas Sankara ? Comment aurait vieilli le capitaine panafricain qui mena la révolution au Burkina Faso de 1983 à 1987 ? Le leader charismatique n’est plus là, mais il a légué un héritage qui ne s’évalue ni en réserves d’or ni en palais somptueux. Ce qu’il a laissé à ses héritiers, d’Afrique ou d’ailleurs, c’est l’image d’un président panafricain et tiers-mondiste, un homme intègre et pragmatique qui a dessiné un projet de société et l’a mené, même si ce fut à marche forcée et au prix de certaines libertés. Thomas Sankara a prouvé que venir d’un des pays les plus pauvres au monde n’empêchait ni d’être ambitieux ni d’être digne. Les Burkinabés en conservent une fierté. De Ouagadougou à Bobo Dioulasso, le sourire du capitaine se retrouve aujourd’hui sur des tee-shirts, des autocollants, des pagnes. Dans les esprits, Sankara reste vivant. Il a survécu à la « rectification », cette campagne initiée par Blaise Compaoré qui lui a succédé et dont le but était d’effacer toute trace de lui.
« Nous voulions le venger »
« Tuez Sankara, des milliers de Sankara naîtront ! », avait prédit le leader révolutionnaire. « Thom’ Sank’», comme on le surnomme, est revenu sur le devant de la scène à la faveur de l’insurrection de 2014 au Burkina Faso. Celle-ci est née d’un mouvement populaire destiné à rejeter la révision constitutionnelle qui aurait permis à Blaise Compaoré de se présenter pour un cinquième mandat après vingt-sept ans de règne. Les manifestants étaient alors animés par une forte volonté de dégagisme politique mais pas seulement. « L’esprit de Thomas Sankara était là, au milieu des cortèges, se souvient Eric Kinda, porte-parole du Balai citoyen, un mouvement issu de la société civile qui a joué un rôle décisif en 2014. Son nom revenait sans cesse dans nos débats et nos discussions. Il nous guidait, nous motivait. Si cette insurrection a abouti, c’est aussi parce que nous voulions le venger. » Blaise Compaoré, exilé en Côte d’Ivoire où il a acquis la nationalité ivoirienne, est le principal suspect dans l’assassinat de son ancien frère d’armes. Depuis sa chute, une enquête a été ouverte et vingt-trois personnes ont été inculpées, dont le général Gilbert Diendéré, homme de confiance de l’ex-président Compaoré. Il est poursuivi pour « atteinte à la sûreté de l’Etat, séquestration, terrorisme et crime contre l’humanité ». Deux mandats d’arrêt internationaux ont par ailleurs été émis à l’encontre de Blaise Compaoré et Hyacinthe Kafando, pour « meurtre » et « complicité d’attentat ». Ce dernier est accusé d’être le chef du commando de six militaires qui a tué Sankara et douze de ses collaborateurs, le 15 octobre 1987 au Conseil de l’entente de Ouagadougou. Un procès doit se tenir en 2020, le Burkina Faso veut savoir. Si Thomas Sankara reste présent dans les esprits, c’est aussi parce que la situation sécuritaire de son pays s’est gravement détériorée. Depuis début 2015, les attaques attribuées à l’organisation Etat islamique au grand Sahara (EIGS), Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), Ansaroul Islam et les conflits intercommunautaires ont fait quasiment 700 morts et 500 000 déplacés. Les Burkinabés regrettent l’époque où leur pays était sous la protection de ses Comités de défense de la révolution (CDR), chargés d’exercer le pouvoir au nom du peuple, même s’ils ont entraîné parfois des dérives et un climat oppressant au cours de l’année 1987. Les idées sankaristes ont dépassé les frontières de l’ancienne Haute-Volta, rebaptisée par Sankara Burkina Faso, littéralement « pays des hommes intègres » en moré et en dioula, les deux principaux idiomes du pays.
« Oser lutter, savoir vaincre »
Figure de l’anti-impérialisme et farouche défenseur de la libération des peuples, Thomas Sankara est cité comme le président de référence de la jeunesse africaine, chanté sur des airs de reggae par les Ivoiriens Alpha Blondy et Tiken Jah Fakoly, cité dans les raps du Burkinabé Smockey ou du Sénégalais Didier Awadi, qui a même lancé un appel pour que l’idéologie sankariste soit enseignée dans toutes les écoles du continent. En France, il a aussi ses fans comme le rappeur Nekfeu qui, dans son titre Vinyle, promet : «J’peux devenir un homme en or comme Sankara.» Enfin, à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne), c’est une fresque de 33 mètres qui lui rend hommage sur le mur d’un immeuble de la cité Pierre-et-Marie-Curie. Le capitaine burkinabé est perçu comme le «Che Guevara africain», celui qui s’est dressé contre les injustices, celles des puissances occidentales et de leurs multinationales. A l’heure où un sentiment antifrançais se propage dans le Sahel, jusqu’à demander le retrait des militaires français de l’opération «Barkhane», ses discours anticolonialistes refont surface : «Un peuple conscient ne saurait confier la défense de sa patrie à un groupe d’hommes quelles que soient leurs compétences. Les peuples conscients assument eux-mêmes la défense de leur patrie.» Et ailleurs ? Dans un monde où du Chili au Liban et de la France à l’Irak, les citoyens dénoncent, souvent violemment, les collusions entre les élites économiques et politiques, on retient de Thomas Sankara l’image d’un président obsédé par la bonne gouvernance et l’exemplarité de son gouvernement. Celui qui préférait «faire un pas avec le peuple que 1 000 pas sans le peuple» a réduit drastiquement le train de vie de l’Etat pour construire des hôpitaux, des écoles, des puits, lancer des campagnes de vaccination… Aujourd’hui, son portrait apparaît régulièrement au cœur des manifestations. A Bordeaux comme à Dakar ou à Bamako, le capitaine surgit parfois avec son béret rouge orné d’une étoile. Ses slogans ont traversé les luttes : «Quand le peuple se met debout, l’impérialisme tremble», «Oser lutter, savoir vaincre», «Seule la lutte libère», « Malheur à ceux qui bâillonnent le peuple»… Abattu à 37 ans par des rafales de kalachnikov, «Thomas Sankara est devenu une icône, un mythe», assure Francis Simonis, maître de conférences «Histoire de l’Afrique» à l’université d’Aix-Marseille. Sa mort violente donne de lui une image quasiment christique qui a fait oublier certains aspects plus sombres de sa révolution. Alors qu’il aurait eu 70 ans, Le Monde Afrique s’intéresse à son côté visionnaire, lui le protecteur de l’environnement, le défenseur de l’émancipation des femmes, le promoteur de projets de développement. «On peut tuer un homme mais pas ses idées», disait Sankara. Trente-deux ans après sa mort, elles semblent plus vivantes que jamais.